« L’écrivain américain du milieu du XXe siècle a fort à faire pour tenter de comprendre, décrire et rendre crédible une bonne partie de la réalité américaine », écrivait Philip Roth en 1961 dans la revue Commentary. Cette réalité « nous sidère, nous révulse, nous enrage. Elle fait même honte à notre pauvre imagination. L’actualité ne cesse de dépasser nos capacités, et il ne se passe pas un jour sans que l’on nous sorte un personnage qui rende jaloux les romanciers ».

Un demi-siècle plus tard, l’un de ces personnages, Donald Trump en l’occurrence, devenait le 45e président des États-Unis. Un roman de Roth paru en 2004, Le Complot contre l’Amérique – une uchronie dans laquelle l’isolationniste de droite Charles Lindbergh bat Franklin Roosevelt lors des élections présidentielles de 1940 et impose un régime de terreur –, résonne alors pour beaucoup comme une sinistre prophétie. Mais le Roth de 1961 avait vu juste. Trump, avec ses fulminations contre les fake news, ses insultes à l’encontre des immigrés et des musulmans, son appel direct au suprémacisme blanc, son mépris effronté pour les victimes du coronavirus, enfin son soutien au coup d’État qui visait à empêcher l’investiture de Joe Biden, nous a rappelé à quel point la fiction ne fait pas le poids face à ce que Roth appelle « le chaos infernal propre à l’Amérique ».

En Amérique, la vérité, dit le proverbe, est encore plus étrange que la fiction. Mais nous sommes loin d’être seuls dans ce cas. Quand de chez moi, à Brooklyn, j’observe la politique française, je vois pour ainsi dire le chaos infernal propre à la France. Les symptômes principaux de sa pathologie sont une névrose obsessionnelle concentrée sur l’identité nationale et le « destin » français, une peur panique des influences étrangères (immigrés, rayons halal des supermarchés, hijab et burkini, théorie critique « à l’anglo-saxonne ») et la crainte que, si la France ne s’immunise pas contre la contamination, sa civilisation ne se retrouve submergée, au bord de l’extinction. En un mot, qu’elle ne se « suicide ». La forme la plus hystérique, mais aussi la plus éloquente et donc la plus dangereuse de ce chaos infernal français se manifeste actuellement à travers le journaliste et potentiel candidat à la présidentielle Éric Zemmour, fils de pieds-noirs juifs et sauveur autoproclamé de la France.

Zemmour ferait un excellent méchant de roman français. Son apparition a même mis en relief la « faible imagination » d’un Michel Houellebecq, auteur en 2015 de Soumission, qui mettait en scène un entrepreneur musulman d’origine tunisienne devenu président la République et imposant la charia. La réalité est bien plus folle : nous assistons à l’ascension d’un intellectuel juif issu d’Afrique du Nord qui prône la réhabilitation de Pétain et de Vichy, tout en traitant les immigrés et l’islam en ennemis jurés de la République.

D’une certaine manière, Zemmour rappelle un peu Trump, par sa capacité à reformuler les règles rhétoriques des discours de droite. Là où Marine Le Pen évoquait la menace « islamiste », Zemmour, lui, parle d’« islam » tout court. Selon lui, « c’est même plus qu’une guerre civile, c’est une guerre de religion qui nous menace ». Il est convaincu que la France n’a à s’excuser de rien, et surtout pas de la colonisation ni du racisme de la métropole. Au contraire, les Français d’origine algérienne devraient être reconnaissants car, lorsque leurs ancêtres sont venus s’installer dans les bidonvilles, « la France a été bonne fille, et bonne mère, et très généreuse ».

Comme Marine Le Pen l’apprend à ses dépens, beaucoup de Français apprécient le discours de Zemmour. Ils ne veulent pas d’un Rassemblement national « dédiabolisé ». Ils préfèrent un racisme et une colère purs et durs, comme beaucoup d’électeurs républicains aux États-Unis ont préféré le suprémacisme blanc assumé de Trump à la version allusive que le Parti républicain leur refourguait depuis des décennies.

Cependant, les différences entre Zemmour et Trump sont tout aussi frappantes. Contrairement à Trump, qui a fait écrire tous ses « livres » par des prête-plume, Zemmour est un intellectuel qui prend pour modèles des penseurs réactionnaires comme Maurice Barrès. C’est aussi un polémiste consommé. Il croit réellement en ce qu’il dit, et c’est cela qui est terrifiant. Ses idées sont extrémistes, racistes et discriminantes.

Mais ce sont des intellectuels et des politiciens mainstream, tous atteints d’une version plus bénigne du « chaos français », qui ont contribué à son succès. On sait que Zemmour a popularisé les idées de Renaud Camus, théoricien du « Grand Remplacement ». Mais il doit aussi beaucoup à des intellectuels « respectables » comme Alain Finkielkraut, pour qui l’antiracisme est pire que le racisme lui-même. Chose encore plus grave, l’angoisse de Zemmour vis-à-vis des musulmans, qu’il voit comme une menace posée à la laïcité, trouve depuis des années un écho – sous une forme moins corrosive – dans les discours d’hommes politiques centristes, de Manuel Valls à… Emmanuel Macron.

Prenons par exemple la dénonciation par Macron de la « théorie critique de la race » et de l’intersectionnalité, comme des thèses venues d’Amérique, dont l’invasion devrait être arrêtée aux portes de l’Université française. En vérité, une grande partie de ces théories supposément « anglo-saxonnes », qui portent sur la construction de l’identité (raciale, de genre, etc.) trouvent leur origine dans les travaux de penseurs français, de Sartre, Beauvoir et Derrida à Césaire et Fanon. Par ailleurs, les plus grands penseurs français – et parmi eux le philosophe Paul Ricœur, que Macron eut comme professeur – ont toujours su puiser leur inspiration hors des frontières de la France. Mais aujourd’hui, Macron, malgré ses beaux discours sur la « réconciliation des mémoires » avec l’Algérie, craint que ces théories ne servent à soulever des questions délicates sur la colonisation, le racisme, l’islamophobie et les violences policières, et ne mettent en péril le fragile prestige français. Aux États-Unis, c’est exactement la raison pour laquelle les républicains se sont lancés dans une offensive pour la défense de la « grandeur américaine », en empêchant les lycéens d’étudier l’histoire de l’esclavage et de la ségrégation. Or, lorsqu’on attaque l’idée de « repentance », on attaque la mémoire elle-même.

En donnant une légitimité au sentiment antimusulman, en faisant la promotion d’une laïcité excluante et en banalisant la critique xénophobe d’idées « étrangères », l’establishment français a ouvert la voie à Zemmour. Et désormais, c’est Zemmour qui mène le débat. Les récentes déclarations de Macron – en particulier quand il soulève la question de l’existence d’une nation algérienne avant les conquêtes françaises de 1830 – ou bien sa décision de ne pas reconnaître les massacres du 17 octobre 1961 comme « crime d’État » sont des manifestations évidentes de l’« effet Zemmour ».

Si Zemmour s’en était tenu à attaquer l’islam et les migrants, son racisme aurait pu passer pour une version sordide et archaïque du déclinisme. Aujourd’hui en France, tant que le racisme envers les musulmans moque leur foi, leur alimentation, leur tenue vestimentaire ou leur prophète, il est plutôt toléré dans l’ensemble. Après tout, comme dit Houellebecq, on ne peut être « raciste » envers une religion. Mais Zemmour est allé plus loin, et c’est peut-être ce qui le mènera à sa perte. Il a franchi une ligne rouge en défendant ouvertement l’attitude de Vichy face aux Juifs français.

Non seulement a-t-il repris le vieux mythe selon lequel Vichy aurait sacrifié les Juifs étrangers pour sauver les Juifs français, mais il a également soutenu que le « statut des Juifs » de Vichy n’avait pas contribué à leur extermination. Il montrait simplement qu’« à l’époque, on estim[ait] que les Juifs [avaient] pris trop de pouvoir, trop de puissance, qu’ils domin[ai]ent excessivement l’économie, les médias, la culture française, comme d’ailleurs en Allemagne, en Europe, et [c’était] en partie vrai. » Zemmour ne précise pas quelle partie de cette affirmation antisémite il tient pour vraie, mais il a déjà traité Bernard-Henri Lévy de « cosmopolite », un terme que Barrès aurait approuvé. Il a également décrit la famille des trois enfants assassinés par Mohammed Merah en 2012 comme des « étrangers avant tout et voulant le rester par-delà la mort », ce parce qu’ils ont été inhumés en Israël. À tout le moins, Zemmour est cohérent dans son chauvinisme. La France d’abord.

Pour le moment, sa défense de Vichy ne semble pas avoir refroidi l’enthousiasme de ses partisans. Ces dernières années, la presse française a laissé penser que l’antisémitisme serait révolu dans le pays, sauf, bien sûr, parmi les citoyens d’origine musulmane, chez qui il ferait rage. Des auteurs comme Finkielkraut et Pierre-André Taguieff (que Zemmour cite avec beaucoup d’admiration) aussi bien que les représentants du Crif (le Conseil représentatif des institutions juives de France) ont contribué à cette vision. Mais, comme l’écrit l’historien Reza Zia-Ebrahimi dans son ouvrage paru récemment, Antisémitisme et islamophobie : une histoire croisée : « On peut aujourd’hui observer que les stratégies de promotion de l’islamophobie mises en place par le mouvement ultra-sioniste entraînent, par effet de ricochet, une légitimation de l’antisémitisme. » Que cette légitimation soit le fait d’un homme dont le père juif pied-noir a été privé de sa citoyenneté par le gouvernement de Vichy en 1940, c’est un retournement de situation qu’aucun romancier n’aurait pu inventer ! Pour les Juifs et les musulmans de France, qui se regardent avec une suspicion et une hostilité grandissante, cela devrait être un véritable signal d’alarme. 

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