Rien ne serait plus faux que d’en rester à l’idée que Zemmour propose un tissu d’incohérences en matière d’écriture de l’histoire. Au contraire, son propos est un système, un système qui mène à des absurdités justement dénoncées, par exemple concernant Vichy et les Juifs, mais un système tout de même : déductif, charpenté et qu’il faut voir comme tel.

Ce système, Zemmour le reprend de l’« histoire capétienne de la France » qui eut son heure de gloire entre 1910 et 1940. Le cœur de la vision est nationaliste mais dans un sens et avec des moyens particuliers. Il ne s’agit pas d’un culte de la nation, et encore moins d’un culte du peuple, comme dans l’histoire républicaine et révolutionnaire longtemps portée par la gauche. Elle est fondamentalement une vision de la continuité de la France où seul l’État – et non la société – peut jouer le rôle de garant de son existence. Seule compte la raison d’État comme fil directeur qui relie les « les quarante rois qui ont fait la France », les légistes du Moyen Âge, Richelieu, Louis XIV, Bonaparte et De Gaulle.

Étonnant retour de cette histoire vieille de plus d’un siècle, mais, plus encore, étonnant succès public dans les quinze dernières années. Car, aussi archaïque soit-elle, la nouvelle histoire capétienne proposée par Zemmour a rencontré son public, et on peut l’expliquer par la triple dimension qui la caractérise : c’est une forme d’histoire familière par ses personnages, littéraire par ses procédés et politique par son fil directeur et son but.

Familière parce qu’elle reprend la galerie des grands personnages que les lecteurs de Zemmour connaissent déjà à travers les biographies historiques, les documentaires, les émissions d’histoire : Richelieu, Louis XIV, Napoléon, Talleyrand, De Gaulle. L’histoire est ramenée à un récit à hauteur d’hommes qui restitue la personnalisation des événements historiques, qui permet la distribution des blâmes et des crédits, qui se lit comme un livre où la même intrigue se joue sur plusieurs siècles, où tout prend sens autour des deux ou trois mêmes invariants (l’État et ses ennemis, les aléas de la géopolitique, la démographie). Raccourcis qui englobent plusieurs siècles (« la Prusse entreprit à son tour de résoudre la question d’Occident posée depuis le traité de Verdun de 843 »), uchronies (« Napoléon avait raison cent ans trop tôt »), jugements de valeur (Louis-Philippe « soumis » à la politique anglaise et coupable de pacifisme) situent Zemmour à l’opposé de l’histoire universitaire, qui suit heureusement une méthode mais a aussi tendance à s’enfermer dans les microsujets, l’hyperspécialisation et l’absence de diffusion.

Littéraire parce qu’elle s’autorise tous les procédés de l’écriture littéraire : métaphores, portraits psychologiques, formules à sens large et vague. Là encore, c’est l’exact contrepied de l’histoire telle qu’elle se fait à l’université, où l’écriture blanche et neutre tient lieu de scientificité. Zemmour trouve une partie de son public par cet effet de jachère : il fait un type d’histoire qui touche le grand public comme le faisaient autrefois (mais depuis le camp de la gauche et de la modération) un Max Gallo ou un Alain Decaux, ou des historiens venus de l’université comme Georges Duby et René Rémond.

Politique, enfin et surtout, parce que l’histoire capétienne n’est au bout du compte qu’une reconstruction de l’unité nationale dans le temps et dans l’espace : le long récit qui « renoue la chaîne des temps » selon un sens unique, un sens épais : la capacité de l’État à absorber les divisions d’une société d’où proviennent les mêmes menaces, les mêmes fractures et les mêmes ennemis sous des masques différents. Tant que l’État assure la raison d’État, aucune des divisions venues de la société ne peut menacer l’existence de la nation. Les protestants ? La raison d’État a bien fait de les contraindre à rentrer dans le rang, à ne plus former un « État dans l’État », à les forcer à l’exil. Les premières vagues d’immigrés ? La raison d’État a eu raison de leur imposer un strict modèle d’assimilation : quoi de plus étatique et de plus régalien que le contrôle des prénoms par l’état-civil ? Cela parle aux gens parce que c’est une histoire dont la base principale est la « grande politique » : les grands enjeux d’une nation soumise aux aléas de sa politique militaire, aux subtilités de la diplomatie, aux évolutions de sa démographie.

Avec ces trois éléments, la nouvelle histoire capétienne d’Éric Zemmour met ainsi ses pas dans ceux de Jacques Bainville, de Charles Maurras et de l’Action française. Une fois dénoyauté de l’antisémitisme, le système maurrassien se retrouve point par point dans le système Zemmour. Zemmour, par exemple, ne peut pas attaquer la République pour son instabilité gouvernementale ou ses divisions parlementaires, comme le faisait Maurras : la Cinquième a résolu le problème qui avait miné la Troisième. Mais il s’en prend au « gouvernement des juges » et au détricotage de la souveraineté par l’Union européenne. L’Action française s’attaquait aux francs-maçons ; Zemmour s’attaque aux magistrats de gauche. L’Action française s’attaquait au rôle historique des protestants français, accusés d’avoir introduit l’individualisme et la démocratie ; Zemmour s’attaque au monde anglo-saxon, synonyme de libéralisme et de mondialisation. Maurras et Léon Daudet prenaient pour cible littéraire le romantisme du XIXe siècle, Zemmour trouve dans la culture soixante-huitarde et son romantisme antiautoritaire une cible équivalente et probablement plus puissante encore. Les Juifs étaient vus par l’Action française comme trop facilement intégrables dans le contexte d’une République « enjuivée », avec le polytechnicien Dreyfus au cœur de l’état-major, le normalien Blum au Conseil d’État, le sociologue Durkheim au cœur de l’université nouvelle. Chez Zemmour, les musulmans sont vus comme non assimilables – la différence est notable – et donc comme facteur de guerre civile sauf si la raison d’État change le rapport de force.

Il est logique, enfin, que cette nouvelle histoire capétienne cherche à placer dans son camp le général de Gaulle. De Gaulle a été éduqué dans l’histoire capétienne, celle de l’enseignement catholique et celle de l’Action française. Il écrit lui-même l’histoire d’une manière littéraire, à la même hauteur métahistorique et métaphysique que celle de l’histoire capétienne. Mais l’action de De Gaulle, l’histoire telle qu’il l’a faite, se situe à l’exact opposé de l’histoire nationaliste à la Maurras : l’Appel du 18 Juin ne fait pas le tri entre les Français susceptibles de répondre à son cri de ralliement et de s’y embarquer. Certes, cela peut être des jeunes nationalistes de droite, mais tout autant des jeunes républicains patriotes (comme le préfet Jean Moulin). Le gaullisme ne pense pas les divisions pour les considérer comme insurmontables. Il ne se complaît pas dans le spectacle des différents « États dans l’État ». Il ne les aime pas, certes, mais il les place dans un étage subalterne de la politique (le « régime des partis ») et il ne leur accorde pas l’honneur de rendre impossible la renaissance du pays, ni même de poursuivre la quête de sa grandeur.

L’histoire capétienne ou néo-capétienne de Zemmour est trop rationaliste pour le peu de mystique qui lui reste ; en offrant un tableau noirci et sans nuance du paysage, elle provoque la seule conclusion logique du : « C’est foutu. » Elle est trop mystique pour ce qui lui reste de rationalisme ; elle est dès lors tentée de retourner cette mystique contre la France elle-même, c’est-à-dire contre la France dans l’éternelle diversité de ses composantes. « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? » lançait un ancien candidat à l’adresse d’un ancien président de la République. Personne n’imagine le général de Gaulle se délecter dans un pessimisme national qui mènerait à l’impossibilité de tracer un horizon : un horizon grâce auquel les Français peuvent se projeter et vers lequel ils peuvent à nouveau converger. 

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