Depuis trois ans, les prises de pouvoir par les armes se succèdent sur le continent africain. Ces coups d’État sont favorisés par l’attentisme, voire l’indulgence des acteurs internationaux, en particulier des organisations continentales et régionales africaines. Leurs condamnations à géométrie variable de ces putschs ont grandement contribué à enterrer le principe d’un refus de tout changement inconstitutionnel de régime.

L’absence de condamnation par l’Union africaine de la prise du pouvoir au Tchad par un Comité militaire dirigé par le fils du président, décédé en avril 2021 – une transition dynastique violant toute légalité – a ouvert la voie à une série de confiscations de pouvoirs civils par le recours de plus en plus décomplexé à des moyens prétoriens. Ce nouveau régime tchadien avait d’ailleurs été immédiatement reconnu par la France, qui avait déjà fait preuve d’une grande compréhension face au premier coup d’État militaire au Mali. Emmanuel Macron au Sommet de N’Djamena, en février 2021, se félicitait ainsi qu’« en quelques mois […] les autorités de transition [aient] donné plus de gages que les autorités précédentes en trois ans ». Bref, pour Paris, l’irruption des militaires dans la gestion des affaires publiques constituait un procédé acceptable de changement de gouvernement.  

Au-delà du système démocratico-libéral, c’est le paternalisme et la prétention à l’universalisme qui sont de plus en plus rejetés

Certains dirigeants africains civils ont aussi contribué à la perte de crédibilité des dispositifs institutionnels visant à prévenir les accessions inconstitutionnelles au sommet de l’État. Les manipulations législatives ont permis à des présidents de se maintenir illégalement au pouvoir sans réaction particulière des acteurs internationaux. La Coopération économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) n’a pas su s’opposer aux manœuvres qui ont conduit à un troisième mandat des présidents Alpha Condé en Guinée et Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire. Transiger avec les normes que les organisations multilatérales ont précisément pour vocation de défendre a participé à la délégitimation de ces acteurs aux yeux des opinions africaines. Leur revendication de représenter la démocratie a fini par être perçue comme un simple moyen de masquer des intérêts inavouables.

Il est d’ailleurs essentiel de considérer la spécificité des dynamiques nationales propres à chacun des neuf coups d’État survenus entre août 2020 et août 2023. L’échec collectif des gouvernements civils sahéliens et de leurs partenaires internationaux à empêcher les mouvements djihadistes de s’installer est l’une des causes ayant conduit aux putschs au Mali, au Burkina Faso et au Niger. En revanche, la crise sahélienne n’a pas pesé en Guinée, au Soudan, au Tchad ou au Gabon. 

En outre, les régimes militaires mis en place par les putschistes se divisent en deux catégories :

– ceux qui, comme au Tchad et au Soudan, perdurent contre la volonté populaire, n’hésitant pas à réprimer dans le sang toute contestation ; 

– et ceux qui, au Mali, au Burkina Faso, au Niger, au Gabon et, dans une moindre mesure, en Guinée, ont été portés par la rue et se maintiennent grâce à une très large adhésion populaire. Cette catégorie relève d’une puissante vague révolutionnaire de nature autoritaire, nationaliste et populaire. Alors que l’Afrique n’a pas connu les printemps arabes des années 2010, rappelons que le continent fut le théâtre, dans les années 1990, d’une vague de révolutions démocratiques lors de laquelle les populations ont massivement lutté pour mettre fin aux régimes autocratiques – et souvent militaires – issus de la première décennie des indépendances. Aujourd’hui, ce sont les faux-semblants des promesses démocratiques non tenues ou trahies qui sont conspués par les foules.

La démocratie a été, ces trente dernières années, trop souvent réduite à la simple tenue d’élections dévoyées par la classe politique civile avec l’assentiment tacite des partenaires internationaux, qui ont validé des résultats issus du bourrage d’urnes ou de l’achat des votes. L’État de droit et les libertés fondamentales, en particulier la liberté d’expression et la justice, ont à l’inverse été régulièrement violés par ces régimes prétendument issus des urnes. L’accès aux cercles du pouvoir est par ailleurs demeuré l’apanage d’une élite restreinte. Enfin, les politiques menées par les États avec le soutien de leurs partenaires internationaux en matière de développement, d’éducation, de décentralisation ou d’urbanisation, se sont révélées incapables d’améliorer le quotidien des populations.

Face aux reniements et aux échecs des pouvoirs prétendument démocratiques, c’est la démocratie en tant que régime qui est désormais largement rejetée. En réponse à leur défaillance, la rue valide l’instauration de régimes prétoriens dont les rhétoriques nationalistes répondent aux aspirations patriotiques d’une majorité. Ce n’est pas seulement vrai de la jeunesse. L’affirmation de plus en plus radicale d’une fierté nationale longtemps humiliée relève d’une puissante volonté d’émancipation qui ne se limite pas à la seule dénonciation du passé colonial, mais qui porte aussi une profonde volonté de remise en cause de l’ordre international libéral promu par les partenaires occidentaux. Au-delà du système démocratico-libéral, c’est le paternalisme et la prétention à l’universalisme qui sont de plus en plus contestés et rejetés. 

Loin d’être des jouets aux mains de ces puissances, les Africains sont des acteurs politiques désormais déterminés à prendre leur destin en main.

C’est selon cette perspective qu’il convient de lire l’influence croissante en Afrique de puissances étrangères opposées aux standards occidentaux. Il faut s’interroger sur l’attractivité et le soft power des modèles que promeuvent ces « hommes forts » que sont Vladimir Poutine, Xi Jinping, Recep Tayyip Erdoğan, Narendra Modi, mais aussi le président rwandais Paul Kagame – autant de figures aujourd’hui admirées sur le continent africain, où elles sont vues comme des sources d’inspiration, leurs valeurs conservatrices et réactionnaires y trouvant un écho favorable, notamment sur le plan moral, sociétal ou religieux.

Plutôt que de voir là une manipulation des États et des opinions africaines par des acteurs extérieurs comme la Russie et la Chine, il convient, à l’inverse, de comprendre d’où vient l’adhésion aux modèles qu’ils diffusent. Loin d’être des jouets aux mains de ces puissances (comme le supposent ceux qui voient partout la main de la Françafrique ou de la Russafrique), les Africains sont des acteurs politiques désormais déterminés à prendre leur destin en main. Par ailleurs, la voie nationaliste, conservatrice et autoritaire qu’ils sont de plus en plus nombreux à soutenir n’est que la version africaine d’évolutions qui caractérisent l’ensemble des régions du monde. Afin que tout espoir démocratique ne disparaisse pas du continent africain, il convient de respecter l’aspiration profonde à la dignité qu’expriment à présent les Africains afin qu’une fois celle-ci reconnue, les combats à mener puissent de nouveau se concentrer sur la conquête des droits, des libertés et du progrès social. 

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