Même si certaines statistiques laissent à penser que l’Afrique est en marge de la mondialisation, elle ne l’est pas. Bien que les dix pays les plus pauvres du monde soient tous issus du continent, que la part de celui-ci dans le commerce mondial soit tombée de 4 % à 2 % entre 1980 et 2022, l’Afrique est aussi prise dans ce maelström qu’elle subit plus qu’elle ne l’oriente. Et, malgré ou à cause de sa pauvreté, elle est redevenue l’un des enjeux de la compétition mondiale.

 

La mondialisation économique

La grande nouveauté du XXIe siècle a été le virage vers l’est de la mondialisation de l’économie africaine en raison de l’émergence de la Chine et des autres pays d’Extrême-Orient. L’impact de cette évolution a d’abord été commercial. L’« usine du monde » avait besoin de matières premières autant que de nouveaux marchés ; l’Afrique a constitué un débouché en même temps qu’une source d’approvisionnement pour l’économie chinoise. Cette logique commerciale, au centre de la « Chinafrique », a eu un effet d’entraînement énorme. La croissance de l’Afrique durant la décennie 2000-2010 a été largement tirée par la demande chinoise. En 2021, le commerce sino-africain (282 milliards de dollars) a fini par égaler le commerce euro-africain (288 milliards). L’économie chinoise est le client majeur de certaines productions africaines, du coton aux hydrocarbures en passant par le bois.

Héritage de la colonisation tombé en ruines, le chemin de fer a été relancé par la Chine

Le boom des infrastructures en Afrique a été largement financé par la Chine. De source chinoise, les projets des entreprises de ce pays représentaient 31,4 % du total des projets d’infrastructures sur le continent africain en 2020. Elles auraient construit et modernisé plus de 10 000 kilomètres de lignes de chemin de fer, près de 100 000 kilomètres de routes et près de 1 000 ponts, ainsi que 66 000 kilomètres de lignes de transmission et de distribution d’électricité. Héritage de la colonisation européenne tombé en ruines, le chemin de fer a été véritablement relancé par la Chine : réfection des lignes Mombasa-Nairobi au Kenya (2017) et Éthiopie-Djibouti (2019), construction de lignes en Angola (2019), au Nigeria (2021), etc. Dans les infrastructures portuaires, la Chine s’est taillé la part du lion, avec 55 ports et 12 ports secs africains financés, construits ou gérés par une entreprise chinoise. Ce rouleau compresseur a eu aussi des effets d’imitation. D’autres pays émergents – Inde, Turquie, Brésil, Qatar, Émirats arabes unis, etc. – tentent leur chance. Le commerce turco-africain a atteint 45 milliards de dollars en 2022 alors qu’il était presque nul au début du siècle. En comparaison, en 2022, la Russie ne réalisait que 18 milliards de dollars d’échanges avec l’Afrique et la France… 25 milliards.

La mondialisation afro-asiatique est asymétrique

Cependant, la mondialisation afro-asiatique est asymétrique. D’une part, le ralentissement de l’économie chinoise impacte l’Afrique ; de l’autre, la Chine est désormais le premier bailleur public de l’Afrique. En prenant une position dure sur les renégociations de la dette de plusieurs pays africains (Djibouti, Angola, République du Congo, Zambie…), Pékin a signalé qu’il n’entendait pas renoncer à ses remboursements. Ses financements se raréfient et l’impact de la crise du Covid-19 en 2020-2021, conjugué à celui de la guerre en Ukraine, pèse sur les échanges commerciaux.

 

La concurrence diplomatique

Au XXe siècle, seuls la France et le Japon avaient dans leur répertoire diplomatique un sommet dédié à l’Afrique. Ces grands-messes se sont multipliées depuis 2000, année qui marqua le début des sommets Europe-Afrique et Chine-Afrique. Depuis, d’autres pays se sont lancées dans la « guerre des sommets » : la Corée du Sud (premier sommet en 2006), l’Inde (2008), la Turquie (2008), les États-Unis (2014), l’Indonésie (2018) et la Russie (2019). Bémol : la faible appétence des États-Unis pour ce type de diplomatie. Et la France risque, elle, de décrocher de cette guerre des sommets, le dernier, celui du 8 octobre 2021, ayant été un show présidentiel peu convaincant et décalé.

Cette forme de diplomatie est avant tout une démonstration d’influence. Au Forum pour la coopération sino-africaine en 2018, le président Xi Jinping avait promis 60 milliards de dollars à l’Afrique ; et Joe Biden en a fait miroiter 55 au sommet afro-américain en 2022. En revanche, aucune somme n’a été promise lors du dernier sommet Russie-Afrique des 27 et 28 juillet 2023, événement durant lequel on a surtout discuté commerce. En devenant membre du club des États philanthropes, un pays invitant, quand il s’agit d’une puissance émergente (Turquie, Indonésie, etc.), affiche son nouveau statut de pays développé. Et si la multiplication de ces sommets bilatéraux témoigne d’un intérêt grandissant pour le continent africain, elle révèle aussi le maintien de ce dernier dans une position d’infériorité.

 

La compétition géostratégique

Paradoxalement, alors que l’Union africaine en charge des questions de paix et de sécurité se targue de trouver des « solutions africaines aux problèmes africains », les forces militaires non africaines déployées sur le continent n’ont jamais été aussi nombreuses. La présence militaire des ex-puissances coloniales (France et Grande-Bretagne) a été concurrencée par de nouveaux venus : États-Unis, Japon, Chine, Turquie, Russie, etc. À l’inverse de la France, priée par l’opinion ouest-africaine et certains gouvernements de mettre fin à sa présence militaire, de plus en plus de pays non africains déploient sur le continent leur hard power (leur capacité de coercition).

L’expansion du djihadisme a conduit les Américains à multiplier les accords de coopération militaire avec les pays africains 

Dans le sillage des attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis se sont implantés militairement en Afrique. La création de l’Africom (commandement américain pour l’Afrique), en février 2007, a été précédée par l’installation de l’armée américaine à Djibouti, en 2002. Le Pentagone dispose d’une base de drones au Niger depuis 2016, de douze autres sites non permanents et de vingt sites sans présence continue. L’expansion du djihadisme a conduit les Américains à multiplier les accords de coopération militaire avec les pays africains (Maroc, Tunisie, Égypte, Kenya…) et à investir dans la formation de leurs armées.

Depuis 2011, le Japon a développé une petite base logistique à Djibouti. La Chine a répliqué en 2017 en inaugurant dans ce même pays sa première base militaire outre-mer. Fort de cette base navale à l’est de l’Afrique, Pékin cherche aussi un point d’appui pour sa marine sur la côte atlantique. Le Gabon d’Ali Bongo s’était déclaré prêt à l’accueillir. L’avenir dira si le putsch du 30 août remettra en cause cette décision. La Turquie a, elle, installé à Mogadiscio, en Somalie, une base militaire pour l’entraînement des troupes locales, en guerre contre la milice islamiste des shebabs. Enfin, l’Inde multiplie les contacts militaires en Afrique orientale, où elle a déjà un discret poste d’écoute à Madagascar.

Concurrent direct et agressif de la France jusqu’à peu au Sahel, le Kremlin est devenu le nouveau protecteur des régimes malien et centrafricain.

Le cas de la Russie est révélateur de cette nouvelle tendance des puissances à projeter leur hard power en Afrique. Depuis le début du premier conflit ukrainien en 2014, la Russie mène une offensive pour reprendre pied militairement sur le continent, en particulier dans l’ex-pré carré français. Elle a signé une vingtaine d’accords de coopération militaire (Algérie, Mali, Mozambique, République centrafricaine, Cameroun, Soudan…) et a fourni 50 % du marché africain des armements entre 2018 et 2021. En 2020, le Kremlin a cru avoir trouvé avec le Soudan un pays prêt à lui octroyer un point d’appui en mer Rouge, mais le gouvernement soudanais a changé d’avis. Enfin, les Russes ont envoyé le groupe Wagner à l’aide de divers régimes. Grâce à cette organisation paramilitaire, ils ont pénétré dès 2018 dans l’ancien pré carré français, en Centrafrique et au Mali, mais aussi au Soudan et en Libye. Concurrent direct et agressif de la France jusqu’à peu au Sahel, le Kremlin est devenu le nouveau protecteur des régimes malien et centrafricain. Alors que l’armée française, après avoir été sortie du Mali et du Burkina Faso, est priée de faire ses bagages au Niger, une extension de cet appui militaire russe aux juntes de ces deux derniers pays n’est pas exclue.

Comme à l’époque de la guerre froide, l’Afrique redevient une arène de la compétition internationale

De fait, en 2023, plusieurs armées étrangères sont impliquées dans des guérillas africaines. Les Américains sont discrètement engagés dans la lutte contre des groupes djihadistes (en Somalie, au Niger…) et appuient en renseignement l’armée française au Sahel. La Russie est partie prenante dans les conflits malien, libyen et centrafricain. La Chine et la Turquie pratiquent de leur côté une « diplomatie des drones », très prisée des armées africaines – ces engins militaires ont renversé la situation tactique dans la guerre civile éthiopienne fin 2021. Ainsi, la compétition géostratégique en Afrique oppose surtout des nations qui jouent une partie d’échecs soit mondiale, soit régionale (pour les puissances moyennes). L’Afrique est un théâtre secondaire des rivalités sino-américaines et russo-européennes. L’administration Trump l’avait complètement ignorée avant de la redécouvrir à la faveur de ses tensions avec Pékin. Depuis, les États-Unis mènent la charge contre la « diplomatie de la dette » et les velléités chinoises d’implantation navale en Afrique. Quant à l’intérêt renouvelé pour ce continent dont fait preuve le Kremlin, il remonte au premier conflit russo-ukrainien ouvert en 2014 et s’inscrit dans une stratégie russe de contre-attaque sur un théâtre secondaire, le principal restant bien sûr l’Ukraine.

Bref, comme à l’époque de la guerre froide, l’Afrique redevient une arène de la compétition internationale, et son marché s’est intensifié non seulement en raison des évolutions de l’offre, avec un nombre accru de compétiteurs, mais aussi de celles de la demande. De nombreux régimes africains ont besoin de soutien économique et de protection. Les pays du Sahel sont les exemples types de cette désastreuse combinaison. En quête de sponsors financiers et de security providers (« pourvoyeurs de sécurité »), les Africains diversifient la liste de leurs partenaires et transforment le clientélisme interétatique en une nouvelle ressource. À défaut de restaurer une souveraineté illusoire, ce multi-alignement crée une multidépendance. 

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