Un matin l’homme au totem léopard réfléchit et compte. Il cumule vingt ans de pouvoir et le bilan est négatif. Totalement négatif.

Le pays n’a ni routes, ni hôpitaux, ni téléphones, ni avions, ni…, ni… Les médecins ne soignent plus faute de médicaments et parce qu’ils ont de nombreux mois d’arriérés de salaires. Les jeunes ne dansent plus, ne baisent plus parce que tout le pays est infecté de sida.

L’homme au totem léopard a beau se tenir la tête, beau regarder au loin, il n’entrevoit pas poindre une quelconque petite lueur d’espoir.

Les membres de sa famille et ses plus proches collaborateurs sont tous des paresseux, des jouisseurs. Ils n’ont pas su commander le développement, le décollage du pays, de la nation du Grand Fleuve.

Les militaires, les policiers sont tous des rançonneurs, des pillards. Ils n’ont pas réussi à assurer l’ordre, la sécurité du pays.

Les responsables du parti, les chefs, les hauts fonctionnaires sont tous des prévaricateurs, des corrompus. Ils ne sont pas parvenus à mobiliser, à administrer le pays.

Il ne reste qu’une voie à exploiter : le peuple

Il ne reste qu’une voie à exploiter, une chose à essayer : le peuple. L’homme au totem léopard décide de laisser l’exploitation du pays au peuple, à l’informel, de laisser au peuple lui-même sa propre gestion. Et souverainement et en toute conscience il décide la libéralisation totale de l’exploitation minière dans le pays au sous-sol le plus riche du monde. Chaque citoyen peut creuser où il veut avec les moyens dont il dispose.

C’est la folie. Partout dans la vaste République du Grand Fleuve, partout dans les mines de pierres précieuses, les ouvriers les premiers désertent les entreprises qui les logent et les soignent. Ils commencent à creuser, à travailler à leur propre compte, à tenter leur chance. Et par miracle au fond de leurs tamis apparaissent quelques paillettes brillantes et même des pépites.

Rien ne se répand aussi vite que l’écho du bonheur. Le bruit court du nord au sud, de l’ouest à l’est de la vaste République du Grand Fleuve. La chance, l’espoir (on n’y croyait plus) existent toujours, existent encore quelque part dans la République du Grand Fleuve, le vaste pays aux trois fuseaux horaires. Par dizaines de milliers, les enseignants, les fonctionnaires abandonnent les classes et les bureaux pour aller se faire « casseurs de pierres ».

Le potentat en profite pour se conformer aux recommandations du FMI et procède à des licenciements massifs d’agents de la fonction publique. Les licenciés marchent sur les villes minières. Des classes entières d’écoliers et écolières suivent les instituteurs sur les chantiers. Les malades, les lépreux, les sommeilleux suivent leurs infirmiers et leurs médecins dans les mines. Les producteurs de café, de coton, les pêcheurs par villages entiers désertent les plantations et les pirogues pour devenir « casseurs de pierres ». Par classes, par villages, par hôpitaux, en famille au grand complet tous s’attaquent aux collines comme des fourmis. Les lépreux avec les moignons creusent, les aveugles tamisent.

Tous les aventuriers de la terre foncent sur les villes minières de la République du Grand Fleuve

Les femmes, à quelques mètres des creuseurs, assemblent des pierres, montent des foyers, cuisent des haricots, des bouillies de manioc. En échange de la poudre d’or, les creuseurs se restaurent. Plus loin les ngandas (buvettes), appelés ailleurs des maquis, et des superngandas (les supermaquis) s’installent et servent leurs musiques tonitruantes. En échange de diamants, les creuseurs peuvent boire. Les éleveurs amènent vers les villes minières des troupeaux entiers qui y sont dépecés en quelques heures.

Tous les aventuriers de la terre foncent sur les villes minières de la République du Grand Fleuve. Les marabouts, les devins, les sorciers. Les prostituées d’Euro et du Kenya, les marchands ouest-africains avec leurs pacotilles. Les Libanais, généralement de confession chiite, montent des comptoirs d’achat entrant en concurrence avec les nationaux. Les comptoirs des Libanais sont les plus prospères. Ce ne sont en fait que des établissements pour le blanchiment de tout l’argent sale du monde – argent de la drogue, argent des trafics d’armes. Ces établissements ont besoin de protection, de vigiles. Tous les membrus, malabars et tireurs d’élite du pays rejoignent les villes minières.

Le flot des camions transportant les passagers dans les villes minières chamboule la vie des villageois des agglomérations traversées. Eux qui, contre quelque récompense, désembourbent les autos pendant les saisons des pluies, doivent nuit et jour sortir les houes et les pioches. Le surcroît de travail n’apporte pas le surcroît de récompenses espérées (les aventuriers qui vont sur les villes minières sont pingres). Les braves villageois laissent les camions s’embourber et même pire car des gestes rageurs et vengeurs approfondissent les fossés des chaussées. Les routes sont coupées, totalement inutilisables. Il n’y a plus de moyens de transport conduisant dans les mines d’or et de diamants de la République du Grand Fleuve. 

Extrait de En attendant le vote des bêtes sauvages © Éditions du Seuil, 1998

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