La fréquence des coups d’État en Afrique s’est accélérée depuis trois ans. Assiste-t-on à un discrédit radical de l’idée démocratique ?

Il y a une forme africaine de fatigue vis-à-vis de la démocratie. Les jeunes, surtout, constatent qu’il existe chez eux une démocratie « importée », avec des dirigeants soutenus par des pouvoirs étrangers. Ce n’est pas tant la démocratie qui est mise en cause que la démocratie électorale. Or, les élections sont souvent truquées. Tout Africain sait que le moment des élections est celui où l’on peut bénéficier d’un petit billet, celui du « mangement », comme disent les Ivoiriens. L’expression est vilaine mais parlante : les élections, c’est ce petit moment où on mange mieux si on vote bien.

La plupart des récents coups d’État sont advenus dans des pays ayant appartenu à la sphère coloniale française. Pourquoi ?

Il faut remonter à loin. La France n’a pas su solder la période postcoloniale. Des indépendances des années 1960 à la chute du Mur de Berlin en 1989, la France avait imposé dans treize pays africains un système intégré, politique, militaire, financier – et même culturel – qui a façonné son rapport aux Africains. Les dirigeants africains de l’époque, politiques (Senghor, Houphouët-Boigny…) ou militaires (Eyadéma, Bokassa…), sortaient tous du sérail français. Ils croyaient à une communauté de destin franco-africain. Et avec ce système intégré, la France contrôlait tout. Ses entreprises avaient la main sur les marchés à hauteur de 50 % ou 60 %. Le pays bénéficiait de prébendes sur le pétrole ou l’uranium au Gabon et au Niger.

La chute du mur de Berlin a-t-elle radicalement changé la donne ?

Oui. Quand il tombe, la France reste aveugle. Elle voit qu’elle va devoir transférer sa maîtrise financière à la Banque mondiale et au FMI. Mais elle ne va pas au bout de la réflexion. Elle croit pouvoir rester « chez elle » en Afrique. Ses ministres des Affaires étrangères n’ont pas vu que l’Afrique commençait à se mondialiser. Dans les milieux patronaux français, on entendait des propos comme : « Mais enfin, les Chinois auront besoin de nous pour pouvoir parler avec nos amis africains »… C’est là que la fracture s’est faite : la France a continué de faire le gendarme de l’Afrique quand ses partenaires s’intéressaient au business. Trente ans plus tard, la présence militaire française en Afrique a fini en cache-misère d’une présence politique et économique en déshérence.

« La présence militaire française en Afrique a fini en cache-misère d’une présence politique et économique en déshérence »

Fini le temps où il y avait des milliers de coopérants à tous les étages de l’État à Abidjan ; où les Ivoiriens appelaient le ministère du Plan le « ministère du Blanc ». Résultat : selon la Coface [la Compagnie française d’assurance pour le commerce extérieur], les parts de marché de la France en Afrique représentaient encore 10,2 % du total en 2001 ; en 2021, elles sont tombées à 4,1 %. L’Allemagne, la Turquie l’ont dépassée. Et les Chinois sont à 18 %.

Tout cela n’explique pas pourquoi les putschs se mènent surtout dans les ex-colonies françaises…

Si, parce que la France a continué d’instrumentaliser en sous-main les pouvoirs africains, jusqu’à récemment au Mali avec IBK [Ibrahim Boubacar Keïta, président du pays de 2013 à 2020]. C’est pourquoi l’opération Barkhane était vouée à l’échec. La France n’avait plus les relais et les capteurs dont elle disposait trois ou quatre décennies plus tôt. Bilan : non seulement elle se fait expulser d’Afrique par les nouveaux pouvoirs africains, mais elle a aussi perdu sa place de première puissance européenne en Afrique aux yeux de ses propres alliés. Le Niger a scellé cette nouvelle situation. Autrefois, quand on parlait de l’Afrique, c’était comme un vol de canards : Paris était en tête et les diplomaties européennes suivaient. L’échec de l’opération Barkhane et les putschs dans les États du Sahel ont autonomisé les États européens, tant le crédit de la France s’est érodé.

Quelles sont les erreurs les plus importantes qui peuvent expliquer le « déclin » français en Afrique ?

L’erreur historique a été de se substituer aux Africains dans tous les domaines. Le pire exemple fut l’armée. La France n’a jamais formé de soldats africains. Les chefs d’État demandaient principalement aux militaires français d’assurer leur sécurité personnelle et leur pouvoir. Ils devaient surveiller leur armée, surtout pas la former. Il en allait de même dans les entreprises françaises, Elf ou autres. Et sur la scène internationale, la France parlait au nom des Africains. La seconde erreur a été de ne pas avoir écouté les Africains eux-mêmes, de ne pas avoir voulu « apprendre l’Afrique ». Désormais – on le voit avec la crise au Niger –, chaque État européen joue son jeu. La France est isolée en Afrique.

Quel rôle l’enjeu migratoire tient-il dans le rejet de la France chez les jeunes Africains ?

Il est extrêmement important. Et sous-estimé. Les diasporas africaines sont très actives sur les réseaux sociaux. Elles entretiennent une frustration importante dans leur propre pays. Beaucoup d’élites africaines ont le sentiment de se heurter à un plafond de verre dans leur progression sociale en France. Désormais, leurs membres préfèrent offrir leurs services aux États-Unis ou au Canada. Quant aux jeunes des classes populaires, ils déversent le sentiment de mal-être qu’ils ressentent en France, un pays où ils se disent marginalisés, où l’accès au logement et au travail leur est plus difficile qu’aux autres. On aurait tort de continuer de sous-estimer l’impact sur leurs pays d’origine de la frustration des communautés africaines en France.

Les Chinois ont commencé à s’intéresser à l’Afrique il y a plus de vingt ans ; les Russes s’y intéressent aujourd’hui. Comment expliquer leurs succès ?

Le colonialisme puis le postcolonialisme français entendaient s’occuper de tout. Les Russes sont un cas particulier, mais ils n’ont pas du tout cette préoccupation. Quant aux Chinois, voici une anecdote. Un jour, ils ont envoyé une délégation à l’université d’Abidjan pour proposer qu’y soit créé un Institut Confucius. Un Français a réagi en disant : « Si nous faisions ça, nous serions traités de néocolonialistes. » L’un des Chinois lui a répondu : « Ne confondons pas ! Nous, nous offrons le dialogue entre les peuples… »

« Quand parlera-t-on d’une Afrique-France ? Quand serons-nous prêts à apprendre des Africains ? »

Autrement dit, on se préoccupe des gens, pas des dirigeants. On peut en sourire. Mais le message est limpide : on ne décide pas pour les autres. Quand un Français vient dire aux Africains : « Faites attention aux Russes, aux Chinois », la plupart des Africains rétorquent aujourd’hui : « Mais qui êtes-vous pour nous donner des leçons ? » Quand Macron évoque l’« impérialisme russe », ils s’exclament : « Arrêtez, pas vous tout de même ! »

Russes et Chinois sont-ils durablement présents en Afrique ?

Je le crois, comme ce sera le cas d’autres pays. L’aveuglement de la France n’a pas seulement été de penser que sa position dominante resterait inchangée, mais de croire que les Africains n’ont pas de culture propre et de ne pas voir qu’ils veulent vraiment exister par eux-mêmes. Les autres pays regardent l’Afrique différemment.

Y a-t-il un fond commun à ces nouveaux pays – Japon, Turquie, Arabie saoudite, Émirats arabes unis… – qui investissent en Afrique ?

On est dans une ère nouvelle : la France voulait tout faire ; la force des nouveaux acteurs en Afrique est de n’intervenir que dans leurs domaines d’expertise. Les Russes sont dans le sécuritaire et lorgnent les matières premières ; les Turcs, dans les infrastructures… La place qu’ils ont prise en dix ans en Afrique est inouïe. Les Israéliens sont très performants dans la surveillance, la sécurité, l’agriculture. Mais ce dont on parle peu, c’est la montée en puissance des partenaires européens de la France dans l’économie africaine. Nous ne cessons de perdre des parts de marché quand Italiens, Espagnols, Britanniques, Allemands investissent tous en Afrique.

Pourquoi cette ruée ?

L’échec politique global de la France a libéré les intentions des autres Européens. La France pensait faire du Niger une vitrine des nouvelles coopérations en Afrique, et c’est le contraire qui est advenu. Dès lors, les autres Européens s’activent. L’Italie, qui reproche à la France de l’avoir marginalisée, est extrêmement active en Libye. Les Espagnols ne rêvent que de remplacer les Français au Maroc. Et les Allemands ont désormais leur propre politique africaine.

C’est un échec personnel de Macron ?

Je ne dirais pas cela. L’aveuglement français est bien plus ancien. Mais le principal handicap de l’actuel président est sa jeunesse – il n’a connu ni la colonisation ni ses suites – et il ne disposait pas du niveau de connaissance politique nécessaire pour traiter les questions africaines. En 2017, il va à la rencontre des étudiants burkinabés et leur dit en substance : « Il faut regarder l’avenir et ne plus se préoccuper du passé. » S’il avait visité le musée de l’Afrique centrale de Tervuren, en Belgique, il aurait lu à l’entrée cette phrase en grosses lettres : « Tout passe, sauf le passé. » Macron a mésestimé l’effet boomerang de la période postcoloniale. Quand on lui parlait de l’Afrique, il répondait : « C’est générationnel, ça passera. » Résultat : un pays après l’autre, la France perd l’influence qu’elle avait réussi à plus ou moins préserver en Afrique.

Pour sortir de l’échec, l’universitaire Luis Martinez proposait, en mars, d’investir dans les institutions africaines plutôt que de se substituer à elles, et de… s’inspirer de la « méthode chinoise » : « apparaître comme ceux qui accompagnent les États en difficulté » sans agir comme des « autorités parallèles ». Est-ce la bonne option ?

Au-delà des putschs récents, nous assistons à un changement d’ère historique. Il faut vraiment changer de cap. Mais, pour la France, ce que propose Luis Martinez va être difficile. Évidemment, je rêverais d’un président français qui dirait un jour : « On a tant à apprendre de l’Afrique. » Seulement ça n’est jamais arrivé. On continue de parler de la Françafrique. Quand parlera-t-on d’une Afrique-France ? Quand serons-nous prêts à apprendre des Africains ? Bref, il va falloir commencer à savoir se taire. Écouter, apprendre, comprendre, faire le contraire de ce qu’on a fait. Si ça advient, cela prendra quelques années… 

 

Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL

 

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