Pour comprendre les politiques du Kremlin, il vaut mieux ne pas romanticiser l’histoire russe et Vladimir Poutine. Il convient même, en quelque sorte, de « banaliser » l’analyse du pouvoir poutinien, non parce qu’il est normal, mais tout simplement parce qu’il est à bien des égards similaire à d’autres régimes non démocratiques. On retrouve en Chine, au Venezuela, au Kazakhstan, en Azerbaïdjan, la même personnalisation au sommet, la même corruption, la même tentation du recours à la violence extrême quand l’autorité ne suffit pas.

Ce qui fait parfois obstacle à l’analyse en France, c’est l’idée selon laquelle Poutine serait un autocrate singulier, un tsar qui s’inscrirait dans la lignée des grands conquérants. Il faut casser ce mythe qui vise à « légitimer » une prétendue nostalgie de l’empire et de l’URSS chez les Russes. Cessons de trouver des excuses à Vladimir Poutine. Et prêtons attention à la riche information, aux recherches, enquêtes, reportages, témoignages, qui contredisent le récit d’un homme fort soutenu par un peuple avide de prestige international et prêt à soutenir une guerre en Ukraine. Les sondages du Centre Levada montrent que les préoccupations des Russes sont le pouvoir d’achat, la santé, la sécurité sociale, l’emploi des jeunes, et la paix.

Il faut casser ce mythe qui vise à « légitimer » une prétendue nostalgie de l’empire et de l’URSS

Le système s’est structuré autour des organes de force – le FSB, le renseignement militaire, le ministère de l’Intérieur, l’armée. Ce sont ces organes qui ont repris le contrôle du pays, à la faveur de la crise économique des années 1990 et après la défaite militaire russe en Tchétchénie en 1996, et qui ont lancé une seconde guerre « contre le terrorisme islamique » en Tchétchénie à partir de l’été 1999, afin d’imposer l’ancien chef du FSB à la tête de l’État.

De 2000 à l’été 2008, les prix des matières premières ont constamment augmenté et assuré une manne budgétaire considérable aux dirigeants, comme aux oligarques loyaux au Kremlin. C’est l’argent qui a consolidé le pouvoir administratif et militaire. Ces hommes se sont retrouvés à la tête d’une puissance énergétique, en croissance économique, courtisée par les pays étrangers et les investisseurs. Ils se sont enrichis de façon fulgurante, ce qui a nourri le clientélisme et la corruption.

Comme dans tous les régimes autoritaires, les groupes dirigeants ne sont pas contraints par la Constitution, les grands principes du droit ou les demandes de la société. Ils vident les institutions publiques de leur autorité et de leur fonction, que ce soit le Parlement, les assemblées législatives des provinces ou les tribunaux. N’ayant jamais respecté les institutions démocratiques, il n’est pas étonnant qu’ils se soient concentrés sur un objectif simple : garder le pouvoir, ne pas le partager, éliminer les gêneurs, garantir l’impunité.

Depuis 2012, aucune réforme n’a été entreprise, l’économie stagne, la société s’appauvrit. La « légitimité d’efficacité » acquise pendant les années 2000 est perdue. Les administrations centrales ne se préoccupent plus du développement des territoires, du bien-être des Russes, qui n’ont plus confiance dans les autorités, et ne votent plus majoritairement pour Vladimir Poutine. La dernière élection présidentielle en 2018 était non concurrentielle et entachée de fraudes. L’électeur, pas seulement l’opposition, est devenu un danger.

De plus, le poutinisme n’est pas une idéologie, plutôt une contre-idéologie, en opposition aux autres. Pas de grande ambition économique ou culturelle, pas de projet conquérant, pas de vision d’avenir. Le discours est bâti sur une réécriture du passé, un rejet de l’Occident, une diabolisation de l’ennemi. Les préceptes mettant en avant les « valeurs traditionnelles », anti-minorités, anti-libertés, en font une doxa réactionnaire et xénophobe. Dans d’autres systèmes autoritaires, la prétention idéologique du régime a une fonction de consolidation, ce n’est pas le cas en Russie aujourd’hui.

Pour reprendre la réflexion d’Hannah Arendt, l’usage permanent de la violence est un signe de faiblesse

Le recours à la violence – physique, politique, économique et armée –, en Russie et à l’extérieur des frontières, est indispensable à la survie du régime. Pour reprendre la réflexion d’Hannah Arendt, l’usage permanent de la violence est un signe de faiblesse. La nécessité de réprimer toujours plus ne démontre pas la force d’un homme mais la perte d’autorité et de légitimité de son pouvoir.

Je ne vois aucune singularité de l’histoire russe ou d’une « civilisation » slave dans cette absence de contre-pouvoirs et cette domination des intérêts personnels et claniques. Le chef s’isole dans un milieu coupé des réalités, et reste sourd aux analyses critiques. Un trait commun aux dictatures est la désinformation, la subversion, l’écrasement des médias et de la parole libre, qui finissent par générer une forme d’autodésinformation du leader. À force de censurer toute information contradictoire, le jugement s’étiole et la décision se prend sur des bases partielles et des avis biaisés.

Il ne semble plus y avoir de processus de prise de décision à Moscou. Nous l’avons bien constaté ces derniers mois avec la menace d’invasion de l’Ukraine, et de guerre en Europe, alors qu’aucune décision n’avait été prise au Kremlin.

La peur de la finitude, de la chute, tous les autocrates finissent par la ressentir. D’autant plus en Russie, où le régime n’est pas dynastique (contrairement à la famille Aliev en Azerbaïdjan par exemple). Vladimir Poutine, l’ancien du KBG, a pris de l’âge. Il s’est raidi et a du mal à contrôler ses émotions. Il n’a pas de sages conseillers, bien informés. Il s’est affranchi des débats parlementaires et de l’opinion publique, de la sanction des urnes et de la négociation politique. Seuls les gouvernants occidentaux, à force de diplomatie et de sanctions ciblées, peuvent l’empêcher de faire le saut dans l’inconnu, dans une guerre qu’il n’a pas préparée, et qu’il pourrait bien perdre. 

 

Conversation avec FLORIAN MATTERN

Dessins SIMON BAILLY

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