Le gaz naturel a longtemps été un produit jugé peu stratégique. Les contrats étaient définis à long terme et les prix indexés sur le pétrole. C’est avec le développement d’un marché libre en Europe que les choses ont changé. Dès lors, les gaziers n’ont eu de cesse de renoncer à ces contrats pour s’approvisionner sur un marché libre où les prix étaient extrêmement bas. C’est seulement en 2021, avec la très forte augmentation de la demande, que les prix de cet hydrocarbure ont flambé en Europe et en Asie. À ce moment-là, Poutine saisit l’opportunité. Le gaz russe devient pour lui une arme, ce qui aurait été impensable un an auparavant.

Si cette ressource est si stratégique pour la Russie, c’est qu’elle représente entre 40 et 50 % de l’approvisionnement en gaz des Européens, un pourcentage nettement plus important dans les pays de l’Est. Puisque certains de ces pays sont dépendants à plus de 75 % des approvisionnements russes, la Russie dispose d’un levier très puissant et peut utiliser l’arme des livraisons autant que l’arme des prix sur les « maillons faibles » de l’Europe comme la Moldavie, la Bulgarie et même la Hongrie. En ce qui concerne l’Ukraine, traversée par d’importants gazoducs, la question énergétique est problématique depuis quinze ans pour le Kremlin. Tous les ans, Moscou et Kiev rentrent « en guerre » à cause du droit de passage que l’Ukraine s’octroie, profitant de sa situation de pays de transit pour s’approvisionner un petit peu à chaque fois. C’est notamment ce « racket » qui a poussé Moscou à construire des gazoducs qui passent par la mer Baltique : Nord Stream 1 et 2. La non-mise en route de Nord Stream 2, d’abord à cause des sanctions américaines consécutives à l’annexion de la Crimée, puis de contraintes réglementaires allemandes, a contrecarré les plans de Poutine. Nord Stream 2 devait en effet permettre de se passer totalement des gazoducs qui traversent l’Ukraine.

L’arme gazière est comparable à l’arme atomique : c’est avant tout un outil de dissuasion

L’arme gazière est comparable à l’arme atomique : c’est avant tout un outil de dissuasion. Il s’agit de faire peur à l’Europe, particulièrement aux pays en état de forte dépendance énergétique. Mais, tout comme la dissuasion nucléaire, c’est à double tranchant. Financièrement et stratégiquement, la Russie ne peut pas se permettre de couper les robinets servant à acheminer du gaz en Europe. Une telle rupture augmenterait fatalement la dépendance russe aux ressources chinoises, alors que l’intérêt de Poutine est avant tout de garder un équilibre entre la Chine et l’Europe. De plus, Gazprom et ses filiales ont noué des contrats qui ne peuvent être rompus qu’en cas de force majeure. Un conflit armé, que l’on ne peut pas totalement exclure aujourd’hui, pourrait pousser Gazprom et les autres compagnies gazières russes à revenir sur leurs engagements, mais cela n’est pas encore d’actualité. Le gaz continue de traverser l’Ukraine et la Pologne. Plutôt qu’un arrêt total des approvisionnements, Gazprom a opté pour une stratégie plus fine : l’entreprise russe a réduit les livraisons de gaz à destination du marché libre. Entre 2020 et 2021, celles-ci ont baissé de 25 %. On reste assez loin de l’arrêt total que seule une guerre pourrait provoquer. 

 

Conversation avec FLORIAN MATTERN

 

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