Poutine inquiète l’Ukraine et d’autres pays de son « étranger proche ». Que pèse son armée et a-t-il les moyens de son ambition ?

Le président de la Fédération de Russie a tout à fait les moyens de son ambition. D’autant plus que l’armée est aujourd’hui l’outil central de sa politique étrangère. C’est la donnée de base depuis 2008. Après les dysfonctionnements constatés lors de la guerre de Géorgie, Vladimir Poutine a entrepris un très profond processus de modernisation des équipements, de la stratégie et du personnel.Il est passé d’une armée de conscription à une armée composée pour moitié de professionnels. Il dispose d’environ 900 000 hommes, dont 280 000 hommes de troupe, ce qui veut dire que près de la moitié des forces terrestres russes sont actuellement positionnées autour des frontières de l’Ukraine. Il a modernisé tous les équipements et les chaînes de commandement. J’attire en particulier l’attention sur les forces de parachutistes dirigées par le général Serdioukov, qu’on a vu à l’œuvre en Tchétchénie, en Crimée, dans le Donbass et très récemment au Kazakhstan où, en moins de dix jours, il a repris le contrôle des infrastructures critiques, mettant fin à une tentative de coup d’État. Toujours depuis 2008, Moscou a engagé un plan de modernisation des équipements de 300 milliards de dollars.

Enfin, Poutine a adopté la doctrine militaire de Valéri Guérassimov, son chef d’état-major, qui consiste à mobiliser toutes les ressources non militaires à des fins militaires : les moyens économiques, politiques, diplomatiques, informationnels. Ils la nomment la « dissuasion stratégique ». L’objectif de la doctrine Guérassimov est de brouiller notre compréhension, notre lecture des événements. Il s’agit bien d’empêcher les pays occidentaux de déterminer si nous sommes face à une situation de paix ou de guerre. Ces méthodes étaient autrefois l’apanage des services de renseignement. Cela rend très difficile l’évaluation des risques à chaud, et donc la décision. Et l’on constate bien aujourd’hui qu’il n’y a pas d’analyses convergentes entre Washington, Ottawa, Londres, Paris, Berlin, Rome et Varsovie.

« Il s’agit bien d’empêcher les pays occidentaux de déterminer si nous sommes face à une situation de paix ou de guerre. Ces méthodes étaient autrefois l’apanage des services de renseignement »

L’Europe fait pourtant montre d’unité dans ce dossier.

Ce n’est qu’un affichage. Du reste, Poutine s’est félicité devant la conférence des ambassadeurs en décembre 2021 de l’efficacité des actions visant à semer la discorde dans les pays occidentaux.

Quelle part de son budget la Russie consacre-t-elle à ses armes conventionnelles ?

Le budget conventionnel est évalué à 62 milliards de dollars. C’est 4,2 % du PIB, deux fois plus que la moyenne dans l’Otan. C’est du niveau de l’Inde et de l’Arabie saoudite. Cela représente 20 % du budget de l’État. C’est un effort considérable. Avec un élément qu’il ne faut pas perdre de vue : les dépenses de l’Otan sont cinq fois plus importantes. La menace russe par rapport à l’Occident est donc relative. Par conséquent, dans l’optique russe, ce n’est pas la Russie qui met en danger qui que ce soit, mais l’Otan qui incarne une menace permanente.

Avant d’analyser la crise ukrainienne, pouvez-vous définir ce que représente l’Ukraine pour Poutine ?

On en a une idée quand on sait que Poutine a fait distribuer à tous les soldats, en septembre dernier, un texte de 5 000 mots intitulé Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens. Vus de Moscou, les Russes, les Biélorusses et les Ukrainiens forment un seul peuple. La dislocation de l’Union soviétique, en 1991, est encore vécue comme une catastrophe géopolitique parce que le monde russe a été séparé. Vous avez du coup des Russes dans les Pays baltes, en Biélorussie et 12 millions de russophones en Ukraine. C’est d’autant plus un traumatisme que, dans les représentations mentales, la capitale ukrainienne, Kiev, est toujours perçue comme le berceau de la Grande Russie. En réalité, Kiev a été fondée par les Varègues, des Vikings de Suède, avant sa destruction par les Mongols. Nous sommes là dans l’émotionnel. Sans compter que 20 % des Russes ont des racines ukrainiennes. Et 30 % des Ukrainiens ont le russe comme langue maternelle. Ceux-ci étaient surreprésentés dans l’appareil du Parti communiste. L’Ukraine a donné à la Russie une importante partie de ses élites, à l’instar de Khrouchtchev et de Brejnev. Quand vous êtes dans l’émotion, il n’y a plus de place pour les nuances.

Et quelle est la dimension stratégique ?

La révolution de Maïdan, en 2014, a déchiré le pacte russo-ukrainien. Jusque-là, il était inscrit dans la Constitution que l’Ukraine n’entrerait pas dans l’Otan, que la langue russe resterait une langue à statut régional et que Sébastopol — qui est à la fois Brest et Toulon — serait loué pendant cinquante ans à Moscou. Le souffle démocratique de 2014 a balayé toutes ces garanties, et l’Ukraine s’est tournée vers l’ouest. La première réponse de Poutine a été d’annexer la Crimée. La deuxième d’encourager le Donbass, qui peut s’apparenter à la Lorraine ou à la Ruhr, à faire sécession.

Quelle sera la troisième ?

La guerre ou la paix. L’histoire le montre, c’est une seule personne qui en décide. On en est là. Et en stratégie, les cartes mentales sont fondamentales. Moscou a la perception d’une asymétrie qu’il faut relativiser. Ce sont bien les forces militaires russes qui campent en Biélorussie, dans le Donbass et bien entendu sur la mer Noire, où les manœuvres navales bloquent tous les ports ukrainiens depuis un mois. L’usage de la géographie corrige l’asymétrie.

Quelle est la situation exacte de l’Ukraine par rapport à l’Otan ?

Elle a un accord de coopération renforcée avec l’Otan qui en fait un quasi-membre. Elle reçoit des équipements, des armes antichars, des missiles. L’Ukraine est de facto dans l’Otan. Avec une nuance très forte, car elle ne bénéficie pas de l’article 5 : donc il n’y a pas de solidarité militaire, d’alliance au sens classique. Mais, pour Moscou, c’est trop. Dans la conception de Poutine, tous les voisins de la Russie doivent être soumis à la Russie.

Que veut Moscou ? Annexer l’Ukraine ? Vassaliser ce pays ?

Moscou veut que tous les territoires qui l’entourent – 8 millions de kilomètres carrés devenus indépendants depuis 1991 – constituent un glacis stratégique et politique. Cela signifie : des pays obéissants, des alliés dotés de régimes autoritaires. C’est acquis sur son flanc sud. Même chose dans le Caucase. Quant à la Biélorussie, on se dirige vers une fusion des deux États. Il reste donc l’Ukraine. Ce qui est insupportable pour Moscou, c’est la démocratie ukrainienne. Poutine est dans une logique néo-impériale. Il ne peut pas comprendre la naissance d’un sentiment national ukrainien depuis 2014, avec un principe de liberté.

Quels sont les scénarios prévisibles ?

Je ne sais pas ce que fera Poutine. Personne ne le sait. Le signal de l’invasion serait le franchissement du large Dniepr, en Biélorussie, avant de foncer sur Kiev, 100 kilomètres plus au sud. Nous assisterions alors à la prise de contrôle de Kiev, à la chute du président Zelensky et à l’installation d’un régime prorusse. Une annexion partielle, avec l’occupation de toute la rive gauche du Dniepr, mais aussi d’Odessa, une ville en grande partie russe, et l’affirmation d’un lien territorial avec le Donbass. C’est le scénario le plus tentant pour Poutine. Il n’a pas besoin de l’Ukraine de l’Ouest, qui n’a jamais été russe.

Un autre plan est envisageable : une opération coup de poing suffisamment ample pour forcer les Américains et leurs alliés à relancer une négociation. Un Yalta 2. Car le but ultime est d’effacer le traumatisme de la fin de l’Union soviétique. C’est de remettre en cause l’architecture de sécurité en cours et donc d’obtenir des États-Unis des zones d’influence autour de son territoire, le fameux glacis. Et un droit de regard sur la politique étrangère de tous ses voisins.

Pourquoi choisit-il de faire pression maintenant ?

Le moment lui est favorable : Angela Merkel est partie, il n’aurait jamais osé faire cela avec elle ; Joe Biden est faible ; l’Otan est fracturée ; l’Occident est en fait divisé. Et il a Pékin derrière lui. Il a en main toutes les cartes : le militaire, la diplomatie, les calculs stratégiques froids, la propagande, le ressentiment historique, l’émotion. Ce qui est fascinant, c’est sa capacité à utiliser tous ces outils.

Faut-il en conclure que le mouvement de l’armée russe en Ukraine est inévitable ?

En tout cas, tout est prêt pour que cela soit possible. Les fins de règne – car nous sommes dans une fin de règne en Russie – sont longues, chaotiques et souvent sanglantes. Il est sage de se préparer au scénario d’une entrée des forces russes en Ukraine. Dans ce cas, il y aura une résistance sur le terrain. Les Ukrainiens ne se laisseront pas faire. Ce sera un drame et un déchirement pour de nombreuses familles russes.

Assiste-t-on à la formation d’un axe Pékin-Moscou ?

Je n’aime pas le mot « axe ». Rapprochement, oui. Convergence d’intérêts contre les États-Unis, c’est clair. C’est l’objectif principal. Poutine et Xi Jinping se voient tout le temps. Les deux pays ont réglé leurs problèmes de frontières, mais il n’y a pas de confiance. Les Chinois n’ont pas d’alliés, ils n’en auront jamais. Leur convergence, c’est l’Ukraine et Taïwan. Deux territoires dont Poutine et Xi Jinping veulent s’emparer à tout prix.

Pour le reste, la Russie demeure le junior partner. Il faut se rappeler qu’en 1991, la Russie et la Chine avaient le même PNB. Aujourd’hui, on est dans un rapport de 1 à 10 ! 

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

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