Oliver Stone : Vous avez dit des choses négatives sur Staline, et il est grosso modo condamné par l’ensemble de la planète. Mais, en même temps, nous savons tous qu’il a été un grand chef de guerre. Il a permis à la Russie de battre l’Allemagne, de battre le fascisme. Quelle est votre position par rapport à cette ambiguïté ?

Vladimir Poutine : Je crois que vous êtes quelqu’un de très rusé.

Oliver Stone : Pourquoi ? Nous pouvons en parler demain, si vous préférez.

Vladimir Poutine : Non, non, non. Je vais vous répondre maintenant. Vous savez, il y a eu autrefois un grand homme politique, Winston Churchill. Il s’opposait fermement au soviétisme, mais, une fois que la Seconde Guerre mondiale a éclaté, il a défendu de toutes ses forces l’idée d’une alliance avec l’Union soviétique, et a dit que Staline était un grand révolutionnaire et un grand chef de guerre. Après la Seconde Guerre mondiale – la chose est connue –, c’est Churchill qui fut à l’origine de la guerre froide. Quand l’Union soviétique a réalisé ses premiers essais nucléaires, c’est à nouveau Churchill qui a annoncé la nécessité pour les deux systèmes de coexister. C’était donc quelqu’un de très souple, il savait s’adapter. Mais je pense qu’en son for intérieur, il a toujours nourri les mêmes sentiments à l’égard de Staline.

Staline est le produit de son époque. Vous pouvez le diaboliser autant que vous voulez, vous pouvez glorifier ses succès militaires contre les nazis, ça n’y changera rien. En ce qui concerne la diabolisation, dans l’histoire, c’est arrivé à d’autres hommes comme Oliver Cromwell – un homme assoiffé de sang arrivé au pouvoir grâce à une révolution et qui se transforma bien vite en dictateur et en tyran. Et pourtant, des monuments érigés en son honneur sont éparpillés un peu partout en Grande-Bretagne. Napoléon, lui, a été déifié. Pourtant, qu’a-t-il fait ? Il s’est servi de l’énergie révolutionnaire pour arriver au pouvoir. Il ne s’est pas contenté de restaurer la monarchie, non, il s’est proclamé empereur. Il a mené la France à la catastrophe. Il existe de nombreuses situations comme celles-là, de nombreux hommes comme ceux-là dans l’histoire mondiale. Je crois que cette diabolisation excessive de Staline est en réalité l’une des manières d’attaquer l’Union soviétique et la Russie, de montrer ou d’insinuer que la Russie d’aujourd’hui est en partie née du stalinisme. Ce qui est vrai, bien sûr : nous avons tous ce type de marques de naissance.

« Napoléon, lui, a été déifié. Pourtant, qu’a-t-il fait ? »

Ce que j’essaye de dire, c’est que la Russie a radicalement changé. Il reste probablement quelque chose du stalinisme dans notre mentalité, mais il n’y a pas de retour possible au stalinisme, car la mentalité du peuple est différente. Quant à Staline lui-même, il est arrivé au pouvoir en défendant des idées merveilleuses. Il parlait du besoin d’égalité, de fraternité, de paix… Mais il s’est transformé en dictateur. Je ne crois pas, vu la situation, qu’autre chose aurait été possible. Je fais référence à une situation mondiale spécifique. Est-ce que ça se passait mieux en Espagne ? En Italie ? En Allemagne ? Il y avait alors de nombreux gouvernements fondés sur la tyrannie.

Cela n’enlève rien au fait qu’il a été capable de rassembler les peuples de l’Union soviétique. Il a réussi à organiser la résistance contre le fascisme. Or il ne se comportait pas comme Hitler. Il écoutait ses généraux, et se conformait même parfois à leurs avis. Cela ne signifie pas que nous devrions oublier toutes les atrocités commises au nom du stalinisme – la mort de millions de mes compatriotes, les camps d’extermination. Ces faits ne doivent pas être oubliés. Il faut simplement comprendre que Staline est une figure complexe de notre histoire. Je crois que, à la fin de sa vie, il s’est retrouvé dans une position difficile. Une position mentale complexe. Mais cela nécessiterait une étude impartiale.

Oliver Stone : Votre père et votre mère l’admiraient ?

Vladimir Poutine : Oui, vraiment beaucoup. Je pense que l’écrasante majorité des citoyens de l’Union soviétique admiraient Staline. Tout comme une écrasante majorité des Français admiraient Napoléon – beaucoup l’admirent aujourd’hui encore, d’ailleurs.

Oliver Stone : J’aimerais terminer, rapidement, sur une note un peu plus légère. Je suis tombé sur une séquence vidéo dans laquelle on vous voit en train d’apprendre le piano… Vous n’avez pas appris à jouer petit, mais récemment.

Vladimir Poutine : Oui. Il y a peu de temps, un ami m’a appris à jouer à deux doigts quelques mélodies populaires.

Oliver Stone : C’est extraordinaire de vouloir encore apprendre des choses à votre âge ! Et je vous ai également vu skier. Vous n’aviez jamais skié avant ?

Vladimir Poutine : J’ai commencé à skier quand j’étais étudiant. En revanche, je me suis mis récemment à faire du patin à glace. (Sourires.) 

Conversations avec Poutine, Albin Michel, 2017 © Albin Michel, 2017, pour la traduction française d’Aurélien Blanchard

 

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