« Vous n’aurez même pas le temps de cligner des yeux », a-t-il lancé lors de la conférence de presse qui a suivi sa longue rencontre avec Emmanuel Macron le 7 février dernier. Vladimir Poutine menaçait sans complexe de recourir au feu nucléaire au cas où l’Ukraine adhérerait à l’Otan. Si les autorités de Kiev décidaient de reprendre par la force la Crimée annexée, elles entraîneraient d’après lui le monde entier dans une guerre sans merci.

Le président russe est familier des formules à l’emporte-pièce. Mais cette évocation sans fioriture d’une guerre atomique n’a plus vraiment la même saveur. Est-il prêt à aller jusqu’au bout de ses revendications ou bluffe-t-il ? Alors qu’il approche les 70 ans, Vladimir Poutine est peut-être en train de jouer sa dernière grande partie. Le président russe veut obtenir une série de gains et de concessions. Et il n’est pas du genre à céder.

Voici les principaux objectifs qui guident ses pensées et ses actions – telles que les manifestent ses discours et ses écrits. Si la plupart sont présents dans sa vision du monde depuis plusieurs décennies, certaines n’ont pris forme que récemment. Elles sont désormais clairement formulées, comme les tables de la loi du poutinisme.

 

1. Revenir au centre de l’attention

Quelle que soit l’issue de la guerre des nerfs qui oppose Vladimir Poutine à l’Otan et à l’Europe, depuis qu’il a massé des troupes aux frontières de l’Ukraine et a lancé un ultimatum à l’Alliance atlantique, le président russe a remporté une première victoire : la Russie est revenue au cœur des affaires du monde. Il discute d’égal à égal avec Joe Biden. Il reçoit les dirigeants européens qui tentent de lui arracher des promesses de désescalade. On dit que Vladimir Poutine a revivifié l’Otan et que son chantage à l’Ukraine est une défaite. Mais il ne le voit pas ainsi. Il préfère être le dirigeant que tout le monde adore haïr que le responsable d’une puissance moyenne, en déclin démographique et économique. Celui qui aime tant utiliser son image jouit certainement de projeter celle d’un leader aux intentions impénétrables et aux silences inquiétants. Il parle le moins possible afin de rendre ses sentences et ses colères aussi impressionnantes qu’un décret divin.

Il préfère être le dirigeant que tout le monde adore haïr que le responsable d’une puissance moyenne

Vladimir Poutine savait pertinemment que la réponse de l’Otan et des États-Unis serait négative. Elle ne pouvait être différente. Le président russe avait un coup d’avance, car il a anticipé ce refus, qui lui laisse aujourd’hui les mains totalement libres pour agir hors des règles du droit international. « Vous ne m’avez pas écouté, semble-t-il dire. Eh bien, puisque c’est comme ça, je n’en ferai qu’à ma tête. » Grâce à cette attitude, Vladimir Poutine entend rester sous les projecteurs très longtemps.

 

2. Créer un monde post-occidental

Si la Russie n’est pas le seul pays à avoir cédé au messianisme, à avoir imaginé que sa culture, sa doctrine, sa politique avaient pour mission de guider le monde, il faut admettre qu’elle n’y est pas allée à moitié. Au début du XVIe siècle, pour célébrer la naissance de l’État moscovite, le moine Philothée de Pskov écrit : « Deux Rome se sont écroulées, mais la troisième, Moscou, se dresse vers les cieux, et il n’y en aura pas de quatrième. » 

« Vladimir Poutine est peut-être en train de jouer sa dernière grande partie »

Après Rome et Byzance, Moscou, avec Ivan le Terrible et ses successeurs, doit incarner un empire chrétien immortel. Le mythe de la « troisième Rome » réapparaît au XIXe siècle, face à un Occident jugé bourgeois, sécularisé et en déclin. Il prend un nouvel essor avec l’idée d’un « homme nouveau » soviétique, capable de dépasser toutes les limitations du monde ancien, de vaincre la mort et de quitter la Terre. L’URSS doit guider le monde entier vers l’émancipation. Après l’autodestruction de son empire et de son pays, Vladimir Poutine a voulu édifier une idéologie nouvelle, mélange de nationalisme religieux prérévolutionnaire et d’impérialisme soviétique. Dans tous les cas, l’Occident reste l’ennemi. Et la Russie doit incarner un pôle salvateur. Aujourd’hui, le président russe s’allie avec la Chine de Xi Jinping pour déclarer officiellement, à l’ouverture des Jeux olympiques de Pékin, la fin du monde occidental. Pour les deux leaders, une nouvelle ère s’ouvre.

 

3. Réécrire l’histoire du XXesiècle

Pour prendre la tête d’un paradigme post-occidental, il faut saper les fondements et les certitudes du monde d’avant. Vladimir Poutine se propose de réécrire l’histoire du XXe siècle, qui a vu les démocraties l’emporter contre le nazisme, puis arriver à bout du totalitarisme soviétique. Il s’y emploie dans un long article qu’il publie dans la revue américaine The National interest au mois de juin 2020. Après avoir pointé la responsabilité des démocraties occidentales dans la montée du nazisme, il défend le Pacte germano-soviétique, présenté comme une manœuvre destinée à freiner la progression de l’Allemagne vers l’est. Il étrille les signataires français et britanniques des accords de Munich de 1938, qui permirent à l’Allemagne nazie de démembrer la Tchécoslovaquie. Pour Poutine, ces accords avaient pour but d’« attirer l’attention des nazis vers l’est afin que l’Allemagne et l’Union soviétique se heurtent inévitablement et se saignent mutuellement ». L’URSS, offerte en pâture aux nazis par les démocraties, « était seule » pour « défendre la Patrie et libérer les pays d’Europe de la “peste brune” », comme il l’a dit dans un discours du 9 mai 2021. Les pays occidentaux sont bien ingrats d’oser accuser l’URSS de Staline. C’est pour cette raison que la défense de la « vérité historique » est désormais inscrite dans la nouvelle constitution russe. Cette obsession pour la réécriture de l’histoire se traduit aujourd’hui par les attaques de la justice contre l’association Memorial, qui documente depuis des décennies les répressions staliniennes et les persécutions des dissidents.

 

4. Effacer l’affront de la guerre froide

Les idéologues du Kremlin et Vladimir Poutine ont réussi, avec un certain succès, à installer dans beaucoup d’esprits l’idée selon laquelle l’Occident, vainqueur de la guerre froide, avait abusé de sa position. Il a notamment transformé en promesse solennelle de ne pas élargir l’Otan à l’est ce qui n’était qu’une hypothèse parmi d’autres, évoquée par le secrétaire d’État américain James Baker au détour d’une discussion avec Mikhaïl Gorbatchev, le secrétaire général du Parti communiste soviétique, en février 1990, sur le thème de la réunification allemande : « Préférez-vous voir une Allemagne unifiée en dehors de l’Otan, indépendante et sans troupes américaines, ou préférez-vous une Allemagne unifiée liée à l’Otan avec des garanties que l’Otan ne bougerait plus d’un pouce vers l’est ? » aurait évoqué Baker en dehors de tout engagement. Hier comme aujourd’hui, on ne peut interdire à un pays souverain de vouloir choisir ses alliances – comme on n’est pas obligé non plus d’accepter tous les candidats. Revenant à cette histoire, Vladimir Poutine a relancé, à la fin de 2021, le mythe d’une promesse américaine de ne pas accueillir de nouveaux pays de l’Europe orientale dans l’Otan. Il n’en démord pas, et rêve d’un nouveau Yalta, qui permettrait de distribuer les zones d’influence aux grandes puissances… comme au temps de la guerre froide.

 

5. Mobiliser les Russes autour de leur chef

En 2014, deux ans après une troisième élection contestée, Vladimir Poutine, en réaction à la révolution démocratique ukrainienne, s’empare de la péninsule de la Crimée, qui appartient à l’Ukraine. Cette annexion exalte une bonne partie de la société russe, chauffée à blanc par les médias d’État. Le soutien à Vladimir Poutine dépasse les 90 %. Mais la réalité reprend le dessus. La Russie est un pays dans lequel de plus en plus de personnes s’appauvrissent. Les revenus diminuent. Le rouble baisse.

Vladimir Poutine fait alors campagne pour sa quatrième élection, en 2018, avec le slogan : « La Russie pour le peuple. » Il promet des hôpitaux mieux équipés, des écoles de qualité, des infrastructures renouvelées. Mais l’une de ses premières mesures, une fois re-re-redevenu président, est d’imposer une réforme des retraites rude et impopulaire. Son quatrième mandat est surtout marqué par un changement de constitution (qui lui permet théoriquement de rester au pouvoir jusqu’en 2036), mais aussi par des manifestations de mécontents de plus en plus jeunes. La poussée de fièvre nationaliste qu’il tente actuellement de provoquer va-t-elle lui rendre la popularité d’antan ? Rien n’est moins sûr : comme l’indiquent les sondages, les citoyens sont fatigués des discours martiaux. Ils ont peur de la guerre et d’une grande confrontation avec l’Occident, et ne les désirent pas.

 

6. Sauver l’Europe de son propre déclin

Depuis le milieu des années 2000, mais surtout depuis son tournant conservateur de 2013, Vladimir Poutine ne fait plus les yeux doux à l’Europe d’Emmanuel Kant et des droits. Il apprécie en elle les racines chrétiennes, les valeurs traditionnelles, l’excellence scientifique et économique, tout en déplorant que les Européens ne possèdent plus ces vertus. « Mais où sont passés les principes humanistes de la pensée politique occidentale ? Dans les faits, on se rend compte qu’il n’y a rien, que du bavardage », s’écrie-t-il face à une assemblée d’experts internationaux en octobre 2021, en pointant l’absence de coopération internationale en matière de lutte contre le Covid (et surtout les réticences de l’Union européenne face au vaccin Spoutnik V). Pour lui, l’Europe occidentale est en déclin moral et politique. Il n’a pas de mots assez durs, durant la même réunion, contre la culture woke, cette « “discrimination inversée” de la majorité dans les intérêts des minorités », ou encore contre le refus de « notions aussi basiques qu’une maman, un papa, une famille ou même la distinction des sexes ». D’après lui, la négation du genre « est simplement à la frontière du crime contre l’humanité ». Par contraste, il se pose en champion du conservatisme, du parler-vrai, de la défense de l’homme occidental. Cela lui permet d’intervenir dans les débats politiques de tous les pays européens. Il soutient, finance, aide tel ou tel candidat, ou laisse ses services s’immiscer dans les processus électoraux. Il se voit comme le sauveur d’une Europe qui, à ses yeux, a perdu son âme.

 

7. Maintenir le monde sous pression

Le président russe dit croire à la « passionarité » de son peuple. Ce concept a été créé par un intellectuel russe du XXe siècle, Lev Goumilev, qui considérait que chaque peuple, selon des caractéristiques objectives tirées de son environnement, dispose d’une énergie vitale spécifique. Vladimir Poutine, qui assume son admiration pour cette théorie pseudoscientifique, déclare en février 2021 : « La Russie n’a pas encore atteint son apogée. Nous sommes en marche, en marche pour le développement. » La Russie est un peuple jeune, uni par son patriotisme autour de son chef. Après des siècles de tentatives occidentales pour le maintenir dans son espace et l’affaiblir, Vladimir Poutine entend écrire une nouvelle page de son histoire. Il veut libérer les forces d’une population dynamique, courageuse, très différente des Européens et des Occidentaux fatigués. C’est pour cette raison qu’il projette ses forces du Proche-Orient à l’Afrique. Son projet d’intervention est mondial.

 

8. Garder la main sur l’ex-URSS

Vladimir Poutine a mis sur pied une Union eurasiatique destinée à faciliter les échanges économiques et commerciaux avec certains anciens membres de l’URSS. Concurrente potentielle de l’Union européenne, cette union se fait sans précipitation, tant les anciens satellites de Moscou répugnent à rendre à cette dernière le pouvoir d’antan. Mais Vladimir Poutine avance, lui aussi, patiemment. Les troupes russes, dans le cadre d’une force de maintien de la paix réunissant plusieurs pays ex-soviétiques, viennent d’intervenir au Kazakhstan. Le Kremlin est le parrain et le protecteur de l’Arménie, humiliée par sa guerre avec l’Azerbaïdjan voisin. Les troupes russes y sont présentes. Peu à peu, Moscou retisse les liens de l’union disparue, évidemment à la première place.

 

9. Le Bélarus doit s’unir à la Russie

Très longtemps le dictateur du Bélarus, Alexandre Loukachenko, a tenu tête à Vladimir Poutine. Afin de ne pas tomber sous son influence, il a navigué entre le Kremlin et l’Europe, refroidissant et réchauffant par alternance ses relations avec l’un et l’autre. Cela lui a permis d’éviter de devenir un vassal de Moscou. Cette époque est révolue. Fragilisé par la révolution citoyenne lancée en 2019 et violemment réprimée, il a demandé sa protection au « grand frère ». Celui-ci la lui accorde, au prix de son autonomie. Les soldats et les armes russes sont arrivés au Bélarus. Vont-ils y rester après les manœuvres ?

 

10. L’Ukraine doit rentrer à la maison

Vladimir Poutine n’a jamais envisagé l’Ukraine séparée de la Russie. Il l’a répété en juillet 2021, dans un article sur « l’unité historique des Russes et des Ukrainiens ». D’après lui, le « mur » érigé « entre un seul espace historique et spirituel » est « une tragédie ». Cette séparation est le fruit « de nos propres erreurs, commises à des périodes différentes », mais aussi « le résultat d’un travail délibéré de forces qui ont toujours tendu à briser notre unité ». Car « les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses sont les héritiers de l’ancienne Rous, qui était le plus important État d’Europe » entre le IXe et le XIIIe siècle. Ils « parlaient une seule langue ». Après le baptême de la Russie en 988, ils ont choisi « la même foi orthodoxe ». Poutine cite le mantra de l’historiographie russe, attribué au prince médiéval Oleg : « Kiev est la mère des villes russes. » On ne peut détacher un enfant de sa mère. Cette vision de l’histoire ukrainienne, purement impérialiste, néglige les périodes de séparation entre les deux pays, qui furent nombreuses et longues. Elle fait également mine d’oublier le traumatisme qu’a représenté le pouvoir bolchevique en Ukraine – des famines organisées par Staline pour punir les paysans récalcitrants à sa politique à la féroce répression des dissidents. Aujourd’hui, une grande majorité des Ukrainiens ne veut pas retourner sous l’autorité de Moscou, qu’elle soit directe ou indirecte. Mais Vladimir Poutine n’imagine pas une Ukraine indépendante, démocratique et tournée vers l’Europe. Nous en sommes là.  

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