« Tous nos malheurs proviennent de ce que les hommes ne savent pas ce qu’ils sont, et ne s’accordent pas sur ce qu’ils veulent être. » Avec l’épigraphe de son roman Les Animaux dénaturés, qui explore les méandres épistémologiques, métaphysiques et éthiques d’une humanité se découvrant étrangère à elle-même, Vercors a ciselé la formule de toute crise identitaire, ou plutôt, de l’identité comme crise. Qu’elle soit personnelle ou collective, nationale, religieuse, sexuelle ou culturelle, l’identité n’est jamais aussi présente, aussi envahissante, que quand elle semble nous échapper et que son délitement, réel ou fantasmé, nous hante. Pour l’individu comme pour la société, la quête de soi est par essence interminable. Si ses manifestations sont polymorphes, parfois antagonistes, l’aiguillon de la remise en question demeure, en deçà de ses incarnations conjoncturelles. De façon cyclique, l’identité surgit dans toutes les sphères de la société en s’énonçant comme problème. Et l’ironie veut que, pendant que nous construisons de nouvelles catégories auxquelles nous identifier comme autant d’ancres jetées dans la tempête, nous n’en finissions pas de nous diviser à la vitesse de la cellule.

Dans Repenser l’identité : ces mensonges qui unissent, le philosophe Kwame Anthony Appiah a mis en évidence l’ambivalence constitutive des identités, ces pôles qui génèrent simultanément tensions et rassemblements. Et relevé, par là même, le mécanisme qui fait basculer le baume bienvenu du sentiment d’appartenance dans le piège de l’entre-soi hostile à la moindre divergence. Ce moment où le souci de préserver la singularité et la richesse d’une culture se mue en alibi de la pire déshumanisation. Qu’il s’agisse du culte d’un chimérique « Français de souche » artificiellement élevé contre l’hydre du « Grand Remplacement », ou du projet de loi criminalisant l’homosexualité récemment soumis au parlement ghanéen au prétexte de sauver leur tradition de l’ingérence occidentale (comme si les personnes LGBT, qui ont toujours existé, ici comme ailleurs, n’étaient que le cheval de Troie du colonialisme), le même scénario ne cesse de se reproduire, symptôme immanquable d’une identité malade au point de ne plus parvenir à fédérer autrement qu’en fabriquant une extériorité absolue face à laquelle la seule issue est de se rabattre et de serrer les rangs jusqu’à l’asphyxie.

À l’heure où la gauche ne sait plus qui elle est et se perd en luttes intestines à trois mois d’une échéance électorale cruciale ; où les féministes, faute de s’accorder sur ce qu’être une femme signifie, se déchirent autour de la question de la place des personnes transgenres au sein de leurs luttes ; et où le communiste Fabien Roussel s’attire, en appelant à plus de justice dans l’accès aux bons produits typiques de la cuisine française (viande, vin, fromage), des procès en dérive réactionnaire et autre « suprémacisme blanc », un défi se profile dont la force et l’urgence sont inentamées : apprendre à saisir nos identités multiples sans perdre en chemin le sens et le goût de notre humanité commune. Inventer des manières de s’ancrer en évitant de s’enferrer dans un immobilisme mortifère. Accepter que l’identité tue quand elle s’assèche en racines aussi illusoires qu’étouffantes, et qu’elle ne vivifie qu’à condition d’embrasser sa nature fondamentalement fluctuante. Au fétichiste du pur-sang, rétorquer, avec Stromae : « Bâtard tu es, tu l’étais et tu le restes. » 

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