On peut voir, sur telle célèbre place de Dakar, une sculpture en bronze baptisée Demba et Dupont. Elle représente deux soldats : un poilu français – c’est vraisemblablement lui Dupont – et un combattant des troupes africaines (un tirailleur, comme on disait) qui serait donc, par élimination, Demba. Dupont porte fièrement, hormis la moustache drue, un rameau d’olivier ; son autre main est posée sur l’épaule de Demba. Tous deux regardent vers le même horizon. La symbolique victorieuse et fraternelle, la commémoration des combattants d’ici et de là-bas, unis par le même destin vécu et à vivre, sont aisées à déduire. La destinée mouvementée de ce monument de Paul Ducuing (1867-1949), inauguré en 1923, serait passionnante à retracer. Cela a été fait et vous pouvez aller lire en ligne, sous la plume de M. Éric Deroo, un article intitulé « Les tribulations de Demba et Dupont », où l’on comprend que dans les multiples transferts de la statue, ses éclipses, ses effacements, ses retours à la lumière, ses réécritures, ses appropriations, ses polémiques, on peut lire toute une histoire, très actuelle, du rapport inapaisé des sociétés, de certaines sociétés du moins, à leur mémoire, à leur histoire et à leur patrimoine, étant entendu que chacun de ces trois termes pose un problème en soi, avant que, de leur mise en relation, surgisse un problème plus grand.

Ce problème, qui pourrait être le point de départ d’un roman, est que Demba et Dupont, pourtant frères, ne se connaissent pas vraiment. Il n’est pas sûr qu’ils voient la même chose dans cet horizon qu’ils regardent ensemble ; il n’est pas non plus certain qu’ils connaissent chacun le passé de l’autre. Pire : il se peut qu’ils n’aient pas cherché à le connaître. L’expérience qui les unit est celle d’un présent dramatique, mais absolu en tant que seul présent ; c’est l’épreuve d’une histoire déliée de l’histoire, cristallisée comme telle, mais dont le récit a naïvement présupposé (ou aveuglément imposé, mais par qui ?) l’existence d’une communauté naturelle. Ce qui dispensait de la construire, c’est-à-dire d’en regarder les plis et replis, d’en comprendre lucidement les origines, d’en connaître toutes les faces, y compris les plus sombres. On voit Demba et Dupont en pleine lumière, sur un piédestal de gloire, mais que se sont-ils dit la nuit, sous terre, dans le froid et la boue des tranchées ? Que se sont-ils dit l’un de l’autre ? Que sont-ils devenus ensuite ? Qu’est devenue cette main posée sur l’épaule ? Où s’est envolé le rameau d’olivier ? Était-il seulement réel ?

Si on voit la dramaturgie et le roman possible, on voit surtout le problème : un éblouissant moment d’histoire commune dissimule l’ombre de mémoires différentes ; des mémoires qui ne se sont pas reconnues quand il l’eût fallu ; qui se sont constituées, couchées dans le même lit, tournée chacune de son côté ; qui se rendent compte enfin, aujourd’hui, alors qu’elles se pensent déjà formées, de ce qui a manqué. Voilà, il me semble, l’état de la France aujourd’hui : des Demba et des Dupont qui se rappellent (parfois) leur histoire commune et ont longtemps cru que ce souvenir garantirait toujours une sorte de pax memoria. Mais c’était oublier, dans cette narration, le travail du temps et la part de compromis, d’oubli ou d’ignorance des grands pactes collectifs : le sentiment, pour certains contractuels, d’une dette non soldée, d’une vérité non reconnue. Les formes dans lesquelles ce sentiment s’exprime peuvent être critiquables, agaçantes, chargées de frustration ou de ressentiment ; il reste, dans le fond, qu’elles disent un malaise dans la mémoire. Il ne suffit pas de le nier ou de l’écarter d’une chiquenaude pour qu’il s’estompe. Il faudra bien l’affronter, le comprendre et, à défaut de le dissiper complètement, l’apaiser.

Je ne divinise aucune mémoire, quelle qu’elle soit. C’est tout mon espoir pour ces temps. Que les mémoires ne se constituent pas uniformément, au sein d’un même pays, ne me dérange pas : cela me semble inévitable et même nécessaire, salutaire. Cela peut produire de la richesse historique, de la richesse humaine, à condition – et toute la difficulté est là – que les différentes mémoires se reconnaissent : reconnaissent leurs différences, reconnaissent leurs singularités, reconnaissent leurs similitudes, reconnaissent les dominations qu’elles ont pu exercer les unes sur les autres, reconnaissent surtout qu’elles ne sont pas absolues et ne portent jamais l’entière vérité de toute une histoire. Je crois que c’est de cette conscience du relatif, de ce devoir de mémoires reconnues, que dépendra une part importante de cette question qui agite la France et beaucoup d’autres pays du monde. J’admets toutefois que le problème n’est pas facile, que ses paramètres sont nombreux et complexes. Je ne prétends pas en posséder la solution miraculeuse et définitive. Je sais simplement que Demba et Dupont sont côte à côte depuis presque un siècle, malgré tout, et il importe, pour donner du sens à leur mémoire particulière et à leur histoire commune, celle d’hier et de demain, qu’ils le demeurent. 

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