« Nous ne sortirons pas de la douleur coloniale par miracle »
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Pourquoi vous lancer dans cette vaste série documentaire de quatre heures sur la question du colonialisme et de ses avatars ?
Il n’y a pas qu’une seule réponse à cette question. Comme tous mes films, c’est d’abord le résultat d’un processus de mûrissement organique, lié à mon vécu et à mes expériences. En l’occurrence, la réflexion autour de ce projet a débuté lors de mes nombreux voyages pour présenter I Am Not Your Negro en Europe, aux États-Unis, en Amérique du Sud, en Australie, sur des continents qui ont des histoires très différentes, mais sont tous confrontés à leurs propres démons. Souvent, le débat finissait par déboucher au cœur de leur propre histoire (le génocide des aborigènes en Australie, des Noirs et des indigènes au Brésil). Mais parfois – en France, par exemple – c’est une sorte de réaction de déni sur la question du racisme national qui prévalait.
Un déni en toute bonne conscience, sans faux-semblant ni honte, comme si je décrivais dans le film un état des lieux qui ne les concernait pas, comme si l’esclavage, la violence, les inégalités raciales n’étaient que des problèmes américains. Et cela m’a pris de court, particulièrement ici, parce que James Baldwin n’est pas supposé y être un inconnu, il a passé plus de vingt ans de sa vie dans ce pays. Pourquoi donc ne le comprenait-on pas ? Cela a alimenté ma réflexion sur ma propre place ici, en France, d’où la rédaction de mon texte J’étouffe, que vous aviez publié dans le 1 [no 301, 17 juin 2020]. Il fallait aller plus loin encore dans la discussion. Si Baldwin n’était pas suffisamment clair, il fallait que je mette l’ensemble du dossier sur la table.
Et donc revenir sur l’ensemble de l’histoire du colonialisme ?
Oui, et déconstruire ainsi plus de sept cents ans de domination eurocentrique. Pour qu’on ne puisse pas dire, une fois encore, qu’on ne savait pas. C’est là le cœur du projet d’Exterminez toutes ces brutes. Ce n’est pas d’accuser quiconque, mais d’établir les faits, pour que nous puissions tous parler de la même chose. Moi-même, je n’étais pas obligé de connaître l’histoire de France, des États-Unis, de l’Allemagne. Pourtant, toute ma vie, je n’ai fait que ça. Je me suis instruit, j’ai essayé de comprendre. Et je n’arrive pas à accepter que des gens aient la paresse de le faire et qu’en plus, ils vous donnent des leçons. Donc, avec ce film, j’offre un travail que je n’aurais pas dû avoir à faire. Et je dis : voilà, tout est sur la table, si vous voulez qu’on discute, on discute, si vous ne voulez pas, restez dans votre ignorance. Et vous irez alors au bout de la noirceur, au bout de la torpeur, au bout de la catastrophe, puisque c’est cela qui nous pend au nez à tous. Quelque chose de sombre en ce moment arrive à sa fin, et c’est terrifiant.
Dans Exterminez toutes ces brutes, vous faites le récit des sept derniers siècles non pas de façon chronologique – déroulement plus classique dans le documentaire – mais de façon éclatée, en multipliant les approches et les aller-retours dans le temps. Pourquoi un tel choix narratif ?
Tous mes films sont d’abord des récits. Et qui dit récit, dit forme, dramaturgie, effort pour capter l’attention du spectateur, garder son intérêt, susciter de l’émotion. Toutes ces règles font partie intégrante de mon travail. Et ce travail s’appuie toujours sur une documentation solide. Je ne suis pas chercheur, mais je trouve nécessaire de vulgariser le travail d’autres, pour que ce travail atteigne le plus de monde possible. J’essaie de faire des films qui ne s’adressent pas qu’à une minorité, et surtout pas aux seules personnes qui sont déjà convaincues. J’essaie de créer des œuvres pour la grande majorité, celle qui est parfois aveugle, un peu trop installée dans le statu quo. C’est là qu’il faut aller.
Un condamné à mort sur la chaise électrique à la prison de Sing Sing, New York, États-Unis, vers 1900. photo Adoc-photos
Plusieurs fois dans le documentaire revient cette phrase : « Ce n’est pas le savoir qui nous manque. » Que nous manque-t-il alors pour affronter notre passé ?
Le courage. Le courage de relier les points, de mettre l’ensemble des connaissances en cohérence et d’en tirer les conséquences. Le courage de faire sa propre introspection, aussi bien personnelle que collective. Le courage de questionner sa place dans l’histoire du monde, hors de son petit noyau, de son cocon ou de sa nationalité. Et finalement – et c’est peut-être le plus dur –, le courage de se reconnaître en être humain sans aucune hiérarchie par rapport à quiconque. Et c’est ce courage-là qui manque, parce que cela veut dire se mettre à nu. Cela veut dire mettre de côté toutes les béquilles qu’on s’est construites pendant sa vie entière ou que d’autres ont érigées pour vous protéger, ou vous cacher ce qu’il ne faut pas voir. Comme lorsque certains régimes autoritaires font bâtir à l’occasion d’une commémoration de grandes façades blanches pour cacher les bidonvilles afin que les visiteurs n’en voient pas la laideur. Pensant que ces grands panneaux blancs pourront faire disparaître la saleté, la pauvreté, les plaies vives. C’est ainsi, je crois, qu’une grande partie de l’Europe se pense aujourd’hui comme si le reste n’existait pas, ne devait pas exister. Or « le reste » est devenu le centre entre-temps, et l’Europe glisse de plus en plus vers les marges de l’histoire en devenir. Lorsque j’étais jeune, il était évident pour un écrivain congolais, sénégalais, haïtien de se faire publier à Paris. Cela fait au moins vingt ans que ce n’est plus vraiment le cas.