Depuis samedi matin, et l’attaque du territoire israélien par des commandos du Hamas, le monde entier est plongé dans l’horreur, la sidération et l’inquiétude vis-à-vis de la centaine d’otages désormais retenus à Gaza. Pourquoi une telle attaque aujourd’hui, cinquante ans après le début de la guerre du Kippour ? Comment peut réagir le gouvernement israélien, objet depuis le début de l’année de nombreuses critiques, en interne comme à l’étranger, pour ses dérives extrémistes ? Et quel impact ce nouveau conflit pourra avoir pour les populations civiles, israéliennes et palestiniennes ? Pour mieux comprendre ce qui se joue dans cette offensive sanglante, le 1 ouvre ses archives et vous offre une sélection d’articles parus dans nos colonnes ces dernières années.

 

Un nouveau gouvernement dirigé par Benyamin Netanyahou, incluant huit ministres d’extrême droite, conduit la politique israélienne depuis le 29 décembre. Êtes-vous inquiets ?

Eva Illouz : Plus qu’inquiète, je me sens, comme une partie d’entre nous en Israël, en deuil. Je ne sais pas encore si ce deuil est celui de la démocratie… Mais avant de faire part de mes états d’âme, je voudrais faire le point sur la situation et dire tout de même qu’elle est ambivalente. Si on regarde les données électorales des dernières législatives, on constate qu’il y a eu à peine 30 000 voix de plus en faveur de la coalition de Benyamin Netanyahou. C’est très peu, 30 000 voix sur 4,7 millions de votants. Il est donc difficile de savoir pour le moment si nous sommes face à un changement durable ou non. Ce gouvernement est potentiellement fragile. C’est la raison pour laquelle cette coalition conduite par Netanyahou essaye d’aller très vite. Le camp d’en face n’est pas moins nombreux, pas moins puissant que celui qui est en place.

Ou bien alors s’agit-il d’une logique inexorable qui s’est mise en place ? Les religieux au sein de la coalition sont à égalité avec les élus de droite du Likoud, les deux formations ayant chacune obtenu 32 sièges. Mais on peut se demander si ces religieux ne représentent pas des forces sociologiques croissantes dans le pays, d’où une inquiétude quant à l’avenir d’Israël.

Alain Finkielkraut : Sans suivre d’aussi près l’actualité israélienne qu’Eva Illouz, je dois dire que je suis inquiet, et surtout déçu. J’avais été impressionné par l’ancien Premier ministre Yaïr Lapid, certes novice en politique, mais qui a su allier l’exigence de sécurité et l’ouverture d’esprit. J’avais été frappé par son discours aux Nations unies, discours qui n’a eu aucune espèce de retentissement en France, hélas ! Yaïr Lapid avait solennellement affirmé la nécessité d’une solution à deux États. Solution dont on sait qu’elle n’est plus très populaire en Israël. J’espérais donc vraiment la victoire du camp d’en face, comme le désigne justement Eva Illouz. Tel n’a pas été le cas, et nous nous trouvons aujourd’hui – les Israéliens et ceux qui se soucient du sort d’Israël – dans une situation tout à fait paradoxale. Netanyahou apparaît comme le seul homme vraiment pragmatique de sa coalition. Quoi qu’on en pense, c’est un homme politique, donc un homme qui tient compte des rapports de force et qui est très attaché à la poursuite des accords d’Abraham – traités de paix entre Israël, d’une part, et les Émirats arabes unis et Bahreïn, de l’autre – avec la volonté d’y adjoindre aussi vite que possible l’Arabie saoudite. Le Premier ministre sait donc pertinemment qu’il ne peut pas prendre le risque d’une annexion pure et simple de la Cisjordanie.

« Je suis inquiet, et surtout déçu »

On ne peut pas en dire autant de certains de ses ministres les plus radicaux qui sont pressés de légaliser des implantations sauvages dans les territoires occupés. L’un des plus emblématiques, le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben Gvir, n’a rien trouvé de mieux que de se rendre au mont du Temple, heureusement sans prier. Initiative absurde qui a évidemment exaspéré le monde arabe et les signataires des accords d’Abraham.

Un mois après la constitution de ce gouvernement, toute la question est de savoir si Benyamin Netanyahou va modérer son extrême droite ou s’il en est l’otage. À ce stade, je ne crois pas qu’Israël soit en passe de devenir une démocratie illibérale, mais c’est aujourd’hui une hyperdémocratie dont le système électoral à la proportionnelle place les petits partis politiques en position d’arbitre. Cette coalition en est l’illustration. Le système proportionnel rend Israël très difficilement gouvernable. Voilà où nous en sommes : je suis à la fois déçu du résultat des élections et inquiet de ce qui va venir.

Eva Illouz : L’inquiétude est multiple. Elle porte d’abord sur l’équilibre des pouvoirs qui va être considérablement modifié si le projet consistant à soumettre la Cour suprême au pouvoir de la Knesset aboutit. L’inquiétude porte ensuite sur la place de la religion dans le futur. Vous savez qu’il n’existe pas de séparation véritable entre la religion et l’État. Cette situation ne peut qu’empirer avec ce gouvernement. Enfin, j’ajouterai que la politique de la coalition conduite par Bibi [surnom de Benyamin Netanyaouh] menace l’identité même du sionisme. Son grand inventeur, Theodor Herzl (1860-1904), n’avait aucunement envisagé un État religieux. Dans une formule célèbre, il préconisait que l’armée reste dans ses baraques et les rabbins dans leurs synagogues ! C’était un libéral. Quant à Vladimir Jabotinsky (1880-1940), sioniste devenu l’égérie de la droite israélienne classique mais défunte, il serait horrifié par cette nouvelle situation politique.

« Je me sens, comme une partie d’entre nous en Israël, en deuil. Je ne sais pas encore si ce deuil est celui de la démocratie… »

Alain Finkielkraut : Sur la démocratie et l’équilibre des pouvoirs, il faut tenir compte d’un fait très récent : la Cour suprême, à la quasi-unanimité, vient d’invalider la promotion au gouvernement d’Arié Déri, condamné deux fois pour fraude fiscale et qui, lors de son dernier procès, avait promis de ne plus faire de politique, ce qui lui a évité la prison. C’est bien la preuve que l’État de droit est toujours vivant en Israël. La Cour suprême sera défendue bec et ongles par une partie très importante de la société civile, comme on l’a vu lors des deux dernières manifestations à Tel-Aviv. Cela étant, il y a dans tout le monde occidental un questionnement sur la place des juges. Ce questionnement n’est pas a priori, en lui-même, antidémocratique. En France, l’empilement des cours suprêmes – Conseil constitutionnel, Conseil d’État, Cour de cassation, Cour européenne des droits de l’homme – paralyse ou, à tout le moins, réduit l’action publique. On a vu ce que donnait en France le principe constitutionnel de fraternité, puisqu’il interdit au législateur d’ériger en délit l’aide à la circulation des étrangers en situation irrégulière dès qu’elle poursuit des fins désintéressées. Or, il n’y a pas de souveraineté nationale sans maîtrise des frontières. Le pouvoir judiciaire est en proie à une hubris qui fait trembler les politiques et met en péril la démocratie. Ce n’est pas le cas en Israël.

Reste que l’argument invoqué par la Cour suprême pour Arié Déri, c’est la « non-raisonnabilité » de sa place dans le gouvernement. Les juristes vous diront qu’il est très difficile de définir la non-raisonnabilité. Dans son cas, c’est facile. Une majorité d’Israéliens considèrent qu’il n’y a pas sa place, étant donné son passé. Mais que la discussion ait lieu me paraît légitime.

Là où je rejoins, avec un autre vocabulaire, Eva Illouz, c’est dans mon inquiétude sur l’avenir du sionisme. Je ne suis pas sioniste au sens propre, ne vivant pas en Israël, mais le sionisme m’est très cher. Selon moi, deux sionismes se font face. Un sionisme politique, celui de David Ben Gourion (1886-1973), fondateur de l’État d’Israël, et un sionisme religieux que je qualifierais surtout d’acosmique, au sens où l’entend Hannah Arendt – c’est-à-dire dans une indifférence totale au monde. Ses partisans pensent perpétuer ainsi le génie d’Israël au sens large ou se croient en rapport direct avec Dieu. Ce sionisme acosmique prend de plus en plus de place. C’est pourquoi j’ai été terrifié par l’initiative d’Itamar Ben Gvir de se rendre au mont du Temple. Si ce sionisme-là l’emporte, cela signifiera que les Juifs deviendront minoritaires dans l’État qu’ils ont créé pour être en majorité quelque part. Comme l’ont dit Amos Oz et David Grossman, ce serait la fin du sionisme. Grossman avait désigné le précédent gouvernement Netanyahou comme le plus antisioniste de l’histoire d’Israël. Je le rejoins dans cette inquiétude et dans cette critique.

À vos yeux, la société civile est-elle à même de forcer l’exécutif à modérer son projet ?

Eva Illouz : Je voudrais en premier lieu répondre aux propos d’Alain Finkielkraut. D’abord, la Cour suprême en Israël a toujours collaboré avec l’État. Elle a justifié et autorisé les démolitions et les expropriations dans les territoires occupés. On ne peut l’accuser de ne pas avoir assuré la souveraineté nationale d’Israël, et elle l’a parfois fait au détriment des droits de l’homme. Ensuite, quand on regarde les dérives autoritaires en Hongrie, par exemple, on s’aperçoit qu’elles commencent par des empiètements sur le pouvoir judiciaire. C’est ce qui se passe en Israël. Par un phénomène de mimétisme, les extrêmes droites s’observent et s’imitent les unes les autres. Ainsi, la dérive vers un pouvoir autoritaire de la Hongrie risque de se dupliquer en Israël. N’oublions pas enfin que Bibi, l’homme à la tête du gouvernement, fait actuellement l’objet d’un procès pour trois chefs d’accusation de corruption. Une situation qu’on n’imaginerait pas dans beaucoup de démocraties.

« À cause des circonstances dans lesquelles Israël est né, à cause de sa situation géopolitique, le sécuritarisme est devenu la doctrine politique dominante »

Je reviens à votre question : que peut la société civile ? Je ne sais pas. Le ministre de la Justice Yariv Levin – qui a précisément pour mission de changer l’équilibre entre l’exécutif et le judiciaire – et d’autres membres de la coalition ont tous déclaré d’un bloc que les protestations de la société civile et la décision récente de la Cour suprême étaient antidémocratiques, qu’elles ne respectaient pas la voix de la majorité. C’est ne pas comprendre – ou faire semblant de ne pas comprendre – ce qu’est la démocratie, laquelle ne consiste pas seulement à tenir des élections, mais aussi à trouver un équilibre entre les pouvoirs. J’ajouterai que la société civile en Israël n’est pas très « musclée », à l’inverse de celle qui existe en France, par exemple. On peut en venir aux mains à la Knesset, mais on ne remet jamais vraiment en question le pouvoir. Nous ne connaissons ni la contestation agressive des black blocs, ni les ZAD, ni même les barrages routiers. Cette tradition de protestation n’existe pas en Israël. J’ai donc du mal à voir comment la société civile peut infléchir le gouvernement en place. Si je me tiens à ce que les ministres ultras ont déclaré après les premières manifestations, ils semblent encore plus déterminés qu’auparavant à effectuer les changements auxquels ils tiennent.

Alain Finkielkraut : Qu’il n’y ait pas de black blocs en Israël est à son honneur. Ils ne font que ruiner les causes qu’ils prétendent défendre. Je ne saurais formuler d’hypothèse sur l’avenir, mais le bras de fer entamé par la Cour suprême avec le gouvernement sur le cas d’Arié Déri va renforcer l’opposition. Je pense même que l’on assiste à un réveil en Israël de cette partie de la société civile qui pouvait apparaître découragée au point de se replier sur elle-même. De plus, le secteur de la high-tech israélienne semble lui-même très opposé au nouveau gouvernement, aux prises de position de certains ministres sur des questions sociétales. Israël, cette start-up nation, ne peut se payer le luxe d’une yerida – c’est-à-dire d’une émigration – de ses cadres les plus performants. Netanyahou le sait, même si je ne place pas beaucoup d’espérance en lui.

Je me demande en effet, comme Eva Illouz, si cette coalition est durable. Je crois que dans un cas de crise ouverte, sécuritaire ou autre, dans un cas de bavure commise sous l’autorité d’Itamar Ben Gvir, certains députés du Likoud diront : « Ça suffit ! » Ce sont ces députés qui risquent de mettre en minorité la coalition et de chercher un accord, par exemple avec le parti centriste de l’ancien chef d’état-major de l’armée Benny Gantz. Mais j’entre ici dans une cuisine politique qui n’est pas de mon ressort. Je constate simplement que, à la différence de la Hongrie, la société israélienne n’est pas prête à se laisser faire.

Eva Illouz : Je rejoins vos analyses sur la société civile. Il n’est pas exclu que l’on assiste à son réveil autour du combat en faveur de la démocratie. Dans ce sens, cette coalition va peut-être scier la branche sur laquelle elle est assise. Il ne s’agit plus de créer un camp de la gauche contre un camp de la droite, mais un camp de la démocratie face à un camp qui la conteste. Le camp de la démocratie pourra rassembler largement.

Jusqu’à quel point considérez-vous l’un et l’autre qu’Israël est encore une démocratie pleine et entière ? La démocratie israélienne est-elle devenue fragile, illibérale, voire théocratique ?

Alain Finkielkraut : Des analystes vous expliquent qu’on a raison de s’indigner contre l’agression russe en Ukraine et que les Israéliens font exactement la même chose en Cisjordanie. Cette analogie me paraît stupide et scandaleuse. Cela m’amène au climat qui règne en France. Je vous ai dit d’emblée mon inquiétude et ma déception. Mais qu’ai-je lu dans l’éditorial du Monde, au lendemain de la formation du nouveau gouvernement en Israël ? Que ce gouvernement parachevait une évolution commencée il y a cinquante ans, la « volonté de domination des territoires palestiniens » et qu’il y a une politique d’« apartheid » installée en Israël. Donc ce gouvernement ne serait pas en rupture avec celui de Lapid ni même avec ceux d’Yitzhak Rabin, d’Ehud Barak, d’Ehud Olmert ou de Shimon Peres. Et peu importent les négociations de Camp David en juillet 2000 et la conférence d’Annapolis en 2007, dont les échecs n’étaient pas écrits. Tout cela est oublié. Oublié aussi le démantèlement par Israël des implantations à Gaza. Oubliée la mainmise du Hamas sur sa propre population. Oubliée la corruption qui fait que l’argent alloué par l’Union européenne au Hamas, après chaque guerre notamment, va dans la poche des politiques, et que les Gazaouis n’en voient pas la couleur. Selon ce discours, tout est la faute d’Israël ! Et le mot apartheid est là pour nous dire que le sionisme est devenu, s’il ne l’a toujours été, une forme de racisme.

Nous vivons en France dans ce climat terrible où l’antisémitisme n’est plus une forme de racisme, ou sa forme la plus grave. Il devient une modalité de l’antiracisme. Compte tenu du changement démographique que nous connaissons, c’est d’une extrême gravité. Cela oblige constamment à lutter sur deux fronts. Pour, d’un côté, le compromis territorial en Israël, qui doit passer par deux États, ou peut-être par une confédération jordano-palestinienne, ce n’est pas à moi d’en décider. Et contre, d’un autre côté, cette forme de violence verbale, de haine dynamique, exubérante. Et inculpabilisable, parce que face à cet antiracisme, vous n’allez pas brandir le devoir de mémoire. Au contraire, ce courant s’en servira en le retournant contre les sionistes. Pourtant, la quasi-totalité de la diaspora est aujourd’hui soucieuse d’Israël, donc « sioniste ». Ces sionistes-là, on les accuse d’être racistes. Et quand il y aura des pogroms en France demain, parce qu’il y en aura à la première manifestation contre la politique israélienne, ce seront des pogroms de l’antiracisme. Voilà pourquoi mon inquiétude est double, et le restera longtemps.

Eva Illouz : Alain Finkielkraut a abordé des questions sur lesquelles les Israéliens discutent et ne sont pas d’accord. Il n’y a pas de réponse simple pour dire si Israël est une démocratie. Je note qu’il existe une presse libre, à certains égards beaucoup plus libre qu’aux États-Unis et en France. Il existe aussi une démocratie parlementaire ou des petits partis ont beaucoup de pouvoir, ce qui présente parfois des avantages, mais crée aussi des déficits démocratiques, comme c’est le cas aujourd’hui. En revanche, Israël présente des faiblesses structurelles. La première est qu’il n’existe pas de constitution, mais des lois fondamentales qu’on peut changer assez facilement. Ensuite, il n’y a pas de séparation entre l’État et la religion. Dans de nombreux domaines, la liberté d’agir des laïcs est très limitée. Ensuite, à cause des circonstances dans lesquelles Israël est né, à cause de sa situation géopolitique, le sécuritarisme est devenu la doctrine politique dominante. Or, le sécuritarisme ne fait jamais bon ménage avec des cultures démocratiques qui visent à défendre les droits de l’homme. Je vous rappelle aussi que sont présents à la Knesset des partis religieux qui interdisent aux femmes d’être membres de ces formations et de se présenter à des élections. Cette situation n’est pas compatible avec la démocratie. Un nombre croissant de gens, qui ne se situent pas tous à l’extrême gauche, comprennent qu’on ne peut pas séparer les violations des droits de l’homme dans les territoires occupés et ce qui se passe au sein de la société à l’intérieur de la ligne verte [les frontières internationalement reconnues d’Israël en 1949]. La culture politique des territoires est en train de colorer et d’infléchir l’ensemble de la culture politique israélienne. C’est ce qui est en jeu dans ces élections.

Voilà pourquoi il existe structurellement, selon moi, des déficits démocratiques en Israël. J’ajoute que Bibi a créé une culture politique qui contribue à ces déficits. Comme le font les leaders populistes, il a transformé le rival politique en ennemi. Il incite régulièrement à la haine, contre la gauche et contre les Arabes. Netanyahou n’a pas le même gabarit politique que Trump. Mais, comme Trump, il essaye de banaliser l’usage du mensonge dans la sphère publique. C’est aussi le premier qui a mis en avant l’idée que la police et le pouvoir judiciaire faisaient partie d’un establishment hostile à son égard ainsi qu’à celui de ses électeurs. Il a contribué à délégitimer l’appareil d’État qu’il est censé représenter. Pour toutes ces raisons, la culture démocratique a été affaiblie par Netanyahou.

« Le Hamas a pris le pouvoir en 2007, exerçant un régime de terreur sur sa propre population et ne proposant que la guerre à outrance avec Israël, en installant, notamment, des roquettes sous les écoles. »

Alain Finkielkraut : Je me souviens aussi du rôle joué par Netanyahou dans la campagne de calomnies qui a mené à l’assassinat du Premier ministre Yitzhak Rabin, même si bien sûr il n’a pas armé l’assassin. C’est pourquoi je n’ai aucune raison de me réjouir de son retour au pouvoir. S’agissant du sécuritarisme, je comprends très bien ce que vous dites. Ce sécuritarisme a considérablement affaibli le camp de la paix en Israël. Dans les manifestations actuelles, la question palestinienne est très marginale. Ces mobilisations concernent surtout la survie de la démocratie. À quoi cet affaiblissement est-il dû ? Faisons un rapide retour en arrière. Lors d’une rencontre avec le Premier ministre Ariel Sharon (1928-2014) au début des années 2000, il m’avait dit que pour arriver à la paix, Israël devrait faire « des concessions douloureuses ». De sa part, ce n’était pas rien. Ces concessions, il les a faites à Gaza en 2005. C’est lui, Ariel Sharon, qui a ordonné le démantèlement des implantations. Il n’y a plus une seule implantation à Gaza. Quel a été le résultat ? Le Hamas a pris le pouvoir en 2007, exerçant un régime de terreur sur sa propre population et ne proposant que la guerre à outrance avec Israël, en installant, notamment, des roquettes sous les écoles. Imaginez que le pouvoir à Gaza se soit assigné pour finalité d’assurer une vie décente à ses citoyens. Le mouvement La Paix maintenant, Shalom Akhshav en hébreu, serait alors vivant en Israël et peut-être même au pouvoir. Ce qui a tué ce mouvement, c’est la radicalisation à Gaza et aussi l’éventualité d’une prise de pouvoir par le Hamas en Cisjordanie. Donc Tel-Aviv à portée de missiles. Voilà la raison d’être de ce sécuritarisme. C’est pourquoi je plaide, en France, pour une investigation plus authentique sur ce qui se passe du côté palestinien. Cela aiderait les uns et les autres à sortir de l’ornière. Une critique unilatérale d’Israël avec des arguments antiracistes ne mène à rien, sinon à justifier la haine.

On observe désormais plusieurs judaïsmes. Un judaïsme ouvert, un autre ultra-orthodoxe. Doit-on parler d’une vraie fracture entre ces judaïsmes ou peut-on envisager une cohabitation ?

Eva Illouz : Je voudrais d’abord faire une distinction entre les ultra-orthodoxes et les nationalistes religieux, même si ces deux tendances convergent. Les ultra-orthodoxes sont des groupes religieux qui historiquement ne voulaient pas se mêler de politique, certains ne reconnaissant même pas la légitimité de l’État d’Israël, qui ne devrait exister, selon eux, qu’à l’arrivée du messie. Ils mènent une vie retirée et ne sont entrés en politique que parce que c’était la promesse d’obtenir les budgets qu’ils n’avaient pas pour faire vivre leurs écoles et institutions talmudiques. C’est pourquoi jusqu’aux années 1990, ils faisaient bon ménage avec la droite comme avec la gauche, ces distinctions n’ayant pour eux aucun sens.

Pour les sionistes religieux, le messie n’est pas encore arrivé mais il faut accélérer sa venue, et Israël participe de ce retour messianique. Eux se mêlent beaucoup de politique et préconisent de revenir à l’Israël biblique. Pour réaliser cette promesse, il faudrait annexer la Cisjordanie. On observe que de plus en plus, malgré eux, les ultra-orthodoxes entrent dans la politique. Ceux qui votaient jusqu’ici pour leurs rabbins et partis, en particulier les jeunes, ont voté pour Ben Gvir. Ce qui signifie que le nationalisme, les territoires et la haine de l’Arabe deviennent des thèmes prévalents.

J’en viens aux deux judaïsmes. Aux États-Unis, les Juifs sont majoritairement démocrates, en tant que dépositaires de la mémoire de la Shoah. Les valeurs démocratiques sont aussi importantes, sinon plus, pour ces Juifs-là, que leur sionisme. Autrement dit, entre leur solidarité pour Israël et leurs valeurs démocratiques, une grande partie des Juifs américains choisiront ces dernières. Le sionisme n’est pas qu’un État refuge. Il s’est voulu un État modèle incarnant des valeurs universelles. C’est dans ce sens qu’on peut s’inquiéter du tournant que prend le sionisme, car il est très possible qu’Israël perde ce qui constitue le plus grand contingent de Juifs au monde. Alain Finkielkraut parlait de l’antisionisme qui fait partie de l’antiracisme. Il faut aussi parler d’un nouveau phénomène qui n’est pas moins inquiétant : l’extrême droite américaine, la partie la plus fanatique du Parti républicain, souffre d’un antisémitisme à peine voilé et prend Israël comme modèle car, dit-elle, c’est un pays suprémaciste qui accorde la suprématie juive ! Une égérie intellectuelle de cette branche extrémiste, Ann Coulter, dit à peu près : « Je veux pour mon pays ce que les Juifs veulent pour le leur en Israël. » Il peut ainsi exister des antisémites admirateurs d’Israël… Mais une partie de la droite israélienne est l’alliée de ces gens-là. Ces associations politiques nouvelles devraient tout autant nous préoccuper que l’antisémitisme d’extrême gauche.

Alain Finkielkraut : L’Ukraine actuelle prend aussi Israël comme modèle. Parce qu’Israël est un pays qui a réussi à se développer dans un environnement hostile, notamment par le recours aux nouvelles technologies. Pour en revenir aux États-Unis, l’antisémitisme qui monte sur les campus n’est pas d’extrême droite. Il y a une présence au sein du mouvement woke du BDS – boycott désinvestissement et sanctions [campagne qui vise au boycott d’Israël] – qui doit être relevée. La cancel culture s’applique notamment à tous les conférenciers israéliens, quelles que soient leurs opinions politiques. Pour conclure, j’ai remarqué que des personnalités comme Colette Avital [ancienne députée travailliste à la Knesset], Élie Barnavi [historien et ancien ambassadeur d’Israël en France], Tzipi Livni, qui a fait toute sa carrière au Likoud, tirent aujourd’hui la sonnette d’alarme. Colette Avital, quand elle travaillait à l’ambassade d’Israël en France, m’avait invité pour un voyage à Beyrouth en 1982, au moment de l’invasion du Liban, pour que je puisse me faire une idée, et répondre éventuellement à ceux qui parlaient du déferlement des troupes de la Wehrmacht. Je connais ces personnes. Elles représentent l’idée même que je me fais du sionisme. Elles nous alertent. Je suis entièrement de leur côté. J’espère que c’est ce camp-là qui l’emportera.

Eva Illouz : La droite et la gauche israéliennes telles que nous les avons connues ont été pulvérisées. C’est une société nouvelle qui est en train de se former sous nos yeux. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO & LAURENT GREILSAMER

 

 

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