Ce qui arrive aujourd’hui en Israël n’est pas propre à Israël. C’est ce qui se passe partout ailleurs sur la planète, à un rythme plus ou moins élevé. C’est le produit d’un monde où les communautés nationales ont volé en éclats et où votre plus grand ennemi n’est autre que votre voisin de quartier. Un monde où la possibilité d’une discussion, d’un accord, s’est évanouie, pour ne plus laisser de place qu’à la confrontation. Nos esprits n’habitent plus le même pays que nos corps, nous n’habitons plus un espace commun mais, au choix, le continent des homophobes, la capitale des libéraux, la région des socialistes, etc. Comment continuer à habiter ensemble, quand vous avez le sentiment qu’en sortant dans la rue, il vous faut prouver aux uns et aux autres que vous n’êtes pas un prédateur sexuel, un raciste, un traître à la nation, un antivax, un vacciné… ? Comment survivre dans un tel paysage ? Il n’y a plus d’unité possible dans ce pays. Parfois, je me dis qu’on devrait simplement se le partager, vivre chaque camp dans son coin, ne plus prétendre appartenir à une quelconque forme de communauté, et se saluer de loin plutôt que de risquer de s’entretuer. Il y a quelques années, j’avais proposé, pour résoudre le conflit israélo-palestinien, une solution à trois États : un pour Israël, un pour la Palestine, et un troisième pays pour tous ceux qui ne vivent que dans l’obsession de la guerre civile.

Comment en sommes-nous arrivés à un tel point de déchirement ? Il y a un Zeitgeist mondial, un état d’esprit qui touche aussi bien l’Italie que les États-Unis, et même la France. Et il y a des conditions créées par une « tempête parfaite », avec la conjonction de plusieurs éléments simultanés qui nous ont menés vers le pire. On peut penser aux dérives des médias israéliens, qui ont abandonné l’information pour les émotions. Aux divisions de la gauche. À l’empressement des extrémistes, des kleptocrates, des ultra-orthodoxes, à profiter du régime de Netanyahou tant qu’il est encore temps, comme si l’on vous annonçait dans un supermarché que tout était gratuit dix minutes avant la fermeture. Et nous voilà avec un ministre des Communications qui veut débrancher les médias publics et choisir les émissions les plus conciliantes. Un ministre du Logement qui ne savait pas qu’il y avait une crise immobilière dans le pays, mais loue des appartements illégalement. Et un gouvernement dans son ensemble qui se moque du droit et s’amuse avec les lois pour son propre profit. Un juge de la Cour suprême nous inquiète ? Il suffit de descendre l’âge de la retraite pour lui faire quitter son poste ! Voilà le genre de personnes à qui on a affaire. En réalité, quand je vois les mesures qu’ils prennent, je crois que je commence à comprendre ce que peuvent ressentir les ultra-orthodoxes face à nos lois séculières qu’ils trouvent absurdes et insupportables. Et j’en viens à penser que ce monde se dirige vers une triste alternative : ou bien c’est nous qui opprimons les fondamentalistes, ou bien c’est eux qui le feront. Mais il n’y a pas d’avenir où chacun trouverait un terrain commun où s’épanouir. Ni en Israël ni ailleurs.

« À l’heure actuelle, je ne crois plus aux rêves de meilleurs lendemains »

Pendant des années, je me suis battu pour un certain idéal. À l’heure actuelle, je ne crois plus aux rêves de meilleurs lendemains. Bien sûr, je manifeste, j’écris des éditos politiques, je m’engage à ma façon. Mais je n’arrive plus à y croire. Est-ce que nous arriverons à mettre en place une solution à deux États avec les Palestiniens ? Franchement, il y a plus de chances que, dans dix ans, ce pays ait abandonné toute forme de fonctionnement démocratique… Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de réactions, heureusement. J’ai été frappé, pendant les dernières manifestations, de défiler aux côtés d’anciens adversaires politiques – des militaires favorables à l’occupation des colonies, des designers high-tech que mes opinions socialistes révulseraient. Il aura fallu aller très loin dans l’horreur pour nous rallier derrière une même bannière ! C’est comme dans les films Marvel : les super-héros peuvent bien se battre entre eux, mais quand arrive le grand méchant Thanos, tout le monde s’unit pour le vaincre. C’est ce que j’espère en tout cas de ce mouvement. Deux points toutefois me font douter de son ampleur. D’abord, j’ai vu très peu de jeunes dans ces manifestations. Des gens de mon âge, ou plus vieux, cinquante, soixante, soixante-dix ans, oui, mais des jeunes, très peu. Peut-être sont-ils en désaccord avec le concept même de manifestation, comme le prétend mon fils, qui ne voit pas à quoi ça sert. Mais peut-être, de façon plus cynique, avons-nous la nostalgie d’un monde révolu, dont eux de toute façon ne veulent plus. Et les autres absents de ces manifestations, ce sont les religieux. J’ai vu extrêmement peu de kippas dans les cortèges. J’aurais voulu que l’opposition actuelle soit purement politique, mais quand des généraux de droite sont accusés d’être des traîtres à la nation, c’est qu’il y a autre chose en jeu, et cette autre chose, c’est hélas une conception pervertie, quasi fasciste, du judaïsme.

Alors que faire ? Quand j’en parle à mes enfants, je leur dis qu’il faut continuer à lutter, bien sûr. Mais aussi se recentrer sur l’humanité, la solidarité au quotidien. Ne plus compter sur les mots qui voudraient changer le monde, mais trouver un sens plus restreint, plus concret à sa vie. Car tout le reste, en ce moment, est promis au caniveau. 

 

Conversation avec JULIEN BISSON

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