Le 9 janvier, le rabbin Eric Yoffie, président émérite de l’Union du judaïsme réformé aux États-Unis, publie un article intitulé « Primitif, fanatique et messianique : le judaïsme raciste du gouvernement “religieux” israélien ». Le ton est grave. Ce gouvernement, écrit-il, est « un cauchemar ». Il s’appuie sur une lecture « outrageante » et « bidon » de la Bible, nourrie par un culte de la force et par la sanctification de la « terre d’Israël », au détriment des principes humains fondamentaux de la tradition juive – et aussi des droits légitimes des habitants non juifs de cette terre. Ce gouvernement, ajoute-t-il, « promeut un judaïsme qui combine une orthodoxie ghettoïsée, une coercition religieuse de type ayatollah et une forme virulente de messianisme qui frise l’apostasie et menace l’existence même d’Israël ».

Le rite que préside ce rabbin ulcéré – celui des juifs « réformés » – s’affirme moderniste, a toujours été un soutien d’Israël et rassemble 55 % des juifs pratiquants américains. Si l’on sait que le judaïsme dit orthodoxe, celui des « craignant-Dieu », détient en Israël l’autorité juridique sur la vie familiale (attribution de l’identité juive, naissance, mariage, divorce, décès, etc.) à travers la halakha, le droit rabbinique le plus strict, et qu’il rejette radicalement le rite réformé, on comprend mieux pourquoi Juifs américains et Juifs israéliens s’éloignent de plus en plus les uns des autres.

Un schisme politico-culturel se développe entre les deux judaïsmes

D’autant qu’au-delà de la pratique religieuse, les Juifs américains (surtout les jeunes), parmi lesquels beaucoup sont non-pratiquants, prennent aussi de plus en plus leurs distances par rapport à la politique menée par Israël à l’égard des Palestiniens. Massivement liberals (progressistes), ils ont voté démocrate depuis trente ans, de Bill Clinton à Joe Biden, de manière remarquablement stable (autour de 72 % chaque fois). Les Juifs israéliens, à un taux identique, ont plébiscité… Donald Trump depuis 2016. Bref, un schisme politico-culturel se développe entre les deux judaïsmes : quand Netanyahou a formé son récent gouvernement, l’historien américain Eric Alterman s’est écrié : « Les Américains juifs s’interrogent : le moment est-il venu de déclarer leur indépendance à l’égard d’Israël ? » On a dénombré dans la communauté juive des centaines de réactions publiques similaires à celle de Yoffie.

En France, les réactions sont beaucoup plus mesurées, et surtout… presque inexistantes. La principale a été celle de Richard Prasquier, ex-président du Conseil représentatif des institutions juives (Crif), qui, dans Tribune juive, critique de manière respectueuse un gouvernement israélien où le poids des factions religieuses les plus rigoristes est devenu prépondérant. La présence en son sein de politiciens ouvertement racistes, ajoute-t-il, « suscite des inquiétudes non seulement auprès d’une partie de la population israélienne, mais également chez tous ceux qui portent Israël dans leur cœur ». Il conclut cependant sur une note optimiste : « Je suis inquiet, mais confiant. La démocratie israélienne reste éminemment solide. » Meïr Waïntrater, qui préside JCall, une association juive pour la paix avec les Palestiniens, est plus soucieux. « Si, dit-il, le nouveau gouvernement muselle la Cour suprême, ça signifiera qu’Israël est devenu une démocratie de type polono-hongrois », c’est-à-dire « illibérale ». Un membre du Crif, s’exprimant anonymement, conclut : « Le problème, c’est qu’en France nous dénonçons les valeurs antidémocratiques et que, tout d’un coup, elles se retrouvent aujourd’hui en Israël. »

Pour autant, il est très peu imaginable que le Crif, contrairement au judaïsme américain, rompe dans un avenir immédiat avec son attitude de soutien systématique à Israël en tout point. Car si des débats ont pu avoir lieu en son sein sur l’évolution récente de la vie politique en Israël, il n’a publié aucun commentaire officiel à ce sujet. C’est que la situation du Crif est très différente de celle des associations qui président aux destinées du judaïsme américain. Aux États-Unis, il existe deux organismes. La Conference of Presidents représente le collectif des organisations juives du pays. Parallèlement, l’Aipac (American Israel Public Affairs Committee), actif au Congrès, y constitue le « lobby pro-israélien » officiel. Évidemment, des passerelles existent entre les deux, mais leurs domaines d’intervention réciproques sont clairement affichés et délimités. La Conference of Presidents dispose ainsi de la possibilité de laisser ouvert un espace de débat au sujet d’Israël et de sa politique. Et c’est ce qui a permis à une attitude critique d’émerger au sein de la communauté il y a plus d’une décennie, puis de ne cesser d’enfler – selon un sondage du Jewish Electorate Institute en juillet 2021, 25 % des Juifs américains jugent qu’Israël est devenu un « État d’apartheid ». À l’inverse, en France, le Crif représente les intérêts du judaïsme français en même temps qu’il constitue le lobby pro-israélien officieux. Résultat : pour le Crif, aucune critique publique d’Israël ne doit sortir de ses rangs. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !