Nous sommes le 18 octobre 1988, la Cour suprême israélienne interdit au rabbin Meïr Kahane de se présenter aux élections législatives. Son parti, juge-t-elle, « menace la démocratie et promeut un programme raciste ». Itamar Ben Gvir a alors 12 ans. Six ans plus tard, il dirige les jeunesses du parti « kahaniste », le Kach, qui prône le suprémacisme juif et l’expulsion des Palestiniens vivant encore sur leurs terres. Le 1er novembre dernier, Ben Gvir atteint son graal : il entre au Parlement, la Knesset, à la tête d’une coalition d’extrême droite coloniale qui a obtenu 13 élus (sur 120), lesquels partagent tous l’héritage kahaniste, qui mêle messianisme, sanctification de la terre d’Israël et culte de la poigne de fer. Mieux, Ben Gvir, qui s’est publiquement vanté d’avoir été poursuivi plus de cinquante fois en justice pour incitation et violences racistes, devient ministre de la police israélienne…

Qu’est-il advenu en Israël pour que Ben Gvir, l’héritier du banni d’il y a trente-cinq ans, devienne aujourd’hui le héros de tant de jeunes Israéliens ? Certes l’attraction pour l’extrême droite dans le monde n’est pas une exclusivité israélienne. Mais ce qui est spécifique dans le succès croissant de l’extrême droite en Israël, c’est la place prépondérante tenue par l’occupation militaire d’un autre peuple et par la colonisation de sa terre. Lorsque l’armée israélienne remporte la guerre des Six-Jours, en juin 1967, un vent d’euphorie, accompagné d’un début de vague messianiste dans la jeunesse du parti national religieux, envahit le pays. L’idée du « Grand Israël », c’est-à-dire d’une annexion des territoires conquis, s’impose dans de nombreux cercles. Mais la colonisation, elle, piétine : lorsque, dix ans plus tard, la droite nationaliste déloge du pouvoir les travaillistes qui règnent en Israël depuis la création de l’État en 1948, il n’y a pas plus de 4 400 colons dans les territoires occupés. Mais à partir de 1977, la colonisation va connaître une croissance continue. La droite nationaliste a, depuis, dominé la politique israélienne presque sans discontinuer (40 années sur 45). Elle est l’héritière politique du sionisme qui, avant la création de l’État, prônait de l’établir sur la totalité des frontières de la Palestine mandataire britannique, c’est-à-dire jusqu’aux rives du Jourdain (et même au-delà, revendiquaient certains).

La mentalité coloniale, au fil du temps, a triomphé

Durant un court intermède (1992-1995), le travailliste Yitzhak Rabin va négocier un accord de paix avec les Palestiniens. À l’été 1993, dans lesdits « accords d’Oslo », Israël et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) se « reconnaissent mutuellement ». La droite israélienne enrage. Ses manifestants montrent un Rabin en uniforme nazi, affublé d’une moustache et d’une mèche à la Hitler. En 1994, un colon juif kahaniste, Baruch Goldstein, assassine 29 musulmans priant au caveau des Patriarches à Hébron et en blesse 125 autres. Ses conseillers tentent de convaincre Rabin d’ordonner l’évacuation immédiate de la centaine de colons messianiques installés au cœur de la vieille ville d’Hébron. Le Premier ministre hésite, puis renonce. Le crime a payé. Dès lors, les enjeux « sécuritaires » redeviennent prééminents. Lorsque Palestiniens et Israéliens négocient, en juillet 2000, une « paix définitive », sous l’égide du président américain Bill Clinton, c’est l’échec. C’est un tournant majeur. Chaque camp rejette la responsabilité sur l’autre. Pour l’immense majorité des Israéliens, preuve est faite que la paix est impossible. Dès lors, le basculement colonial devient le cœur du projet israélien.

Quand Goldstein commet son crime, il y a vingt-huit ans, il n’y avait encore que 280 000 colons israéliens sur le sol palestinien, tous installés au mépris du droit international. Aujourd’hui, ils sont 700 000, un Juif israélien sur dix. Il n’est pas un Israélien qui n’ait un fils, un cousin ou un proche vivant dans une colonie. Ces colons sont pour plus de la moitié des religieux, et pour un tiers des fanatiques messianiques. 80 % de la population israélienne n’a jamais connu d’autre pays que celui où la frontière reconnue par la communauté internationale n’est plus signalée nulle part. Sur les cartes distribuées aux élèves israéliens comme aux touristes, Israël et les territoires occupés palestiniens ne font plus qu’un. L’annexion n’est pas formelle, mais elle est dans les esprits. Des générations de jeunes ont été éduquées dans l’idée que la terre d’Israël appartient exclusivement au peuple juif. Des générations de soldats se sont habituées à la légitimité des comportements coloniaux envers les civils palestiniens.

Alors certes, il existe en Israël des ONG de défense des droits humains qui mènent une bataille héroïque pour résister aux vents mauvais. Mais elles sont décriées, dénoncées par beaucoup comme des repaires de « traîtres ». La mentalité coloniale, au fil du temps, a triomphé. Aujourd’hui, le regard suprémaciste sur le voisin arabe palestinien, qu’il vive sous régime d’occupation ou qu’il soit citoyen israélien, est très amplement partagé. Il s’accompagne à la fois d’un sentiment de toute-puissance à son égard, alimenté par l’impunité dont jouissent les soldats et les colons, et d’une inquiétude très profonde pour l’avenir. Qui s’étonnera aujourd’hui qu’un Ben Gvir en soit l’incarnation ? Son nom, en hébreu, signifie « le fils du maître ».  

 

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