L’affaire a démarré chez Walmart, le géant américain de la grande distribution. Le 31 octobre 2020, le réseau TikTok publie la vidéo d’une jeune caissière, Shana Blackwell. Elle y annonce en direct qu’elle se « tire de son boulot ». Elle dénonce des propos sexistes et racistes à son encontre et ajoute : « Je veux pouvoir faire mieux et travailler pour moi. » Son hashtag #QuitMyJob devient l’emblème de « la Grande Démission » (the Great Resignation) aux États-Unis, l’étendard de ceux qui récusent les conditions ou la nature même de leur travail et décident de « se tirer » de leur emploi.

Le taux moyen mensuel de ces « démissionnaires » naviguait, au début de ce siècle, entre 1,8 % et 2,5 % des actifs travaillant effectivement. Tombé à 1,5 % lors de la Grande Récession de 2008-2010, ce taux est ensuite régulièrement remonté, jusqu’à 2,5 % en 2020. Depuis, après un bref effondrement à l’apparition du Covid-19, il n’a plus cessé de se renforcer, jusqu’à dépasser aujourd’hui 4 % des salariés américains (6,8 % dans la restauration). En novembre 2021, 4,5 millions d’Américains « lâchent leur boulot » en un seul mois. Sur l’année, 38 millions de salariés – près du quart des actifs qui travaillent – avaient quitté volontairement leur emploi une ou plusieurs fois, et 40 % d’entre eux n’en avaient toujours pas repris (sans qu’on sache combien entendaient durablement ne plus travailler).

Ces démissionnaires ont aujourd’hui leurs références, comme l’écrivain Don DeLillo qui, âgé de 28 ans en 1964, quitte son emploi (dans la publicité). Devenu célèbre, on lui demande un jour s’il avait démissionné pour se consacrer à l’écriture. « Pas du tout, répond-il. Je voulais juste cesser de travailler. » Les Quit my job ont aussi leur muse. Le 23 juin dernier, Beyoncé, star incontestée de la pop américaine, sort un nouvel album. Un des titres, Break my Soul (« Brise mon âme »), devient viral. Elle chante : « Je viens juste de tomber amoureuse et d’arrêter mon travail. Je vais trouver du neuf. Bon sang, ils me font bosser si dur. Au boulot à 9 heures et je finis après 5 heures. Ça m’use les nerfs. C’est pour ça que je ne dors plus la nuit. »

DeLillo et Beyoncé personnifient les deux principales tendances du mouvement. Le littérateur incarne l’ode à la « flemme » : plus précisément, ceux qui récusent le travail en soi et la place hyper prépondérante qu’il occupe dans nos sociétés capitalistes développées. L’artiste, elle, exprime l’aspiration de ceux qui attendent plus de reconnaissance et de respect au travail, et… la rémunération qui devrait aller avec. Ses phrases parlent aux caissières de supermarché, aux infirmières hospitalières et à beaucoup d’autres. C’est dans la santé et l’éducation, mais aussi dans la restauration et la grande distribution – deux domaines où les emplois précaires sont généralisés – qu’on retrouve les plus forts taux de démission aux États-Unis.

L’invention de l’expression « Grande Démission » est attribuée au psychologue Anthony Klotz. Alors professeur de management à l’université A&M du Texas, il étudie le phénomène depuis 2019. Dès le début de la pandémie, en février 2020, il prédit une hausse importante des démissions. Le 8 juillet 2021, lors d’une conférence, il lance : « Vous êtes prêt à lâcher votre boulot ? Vous n’êtes pas seul. La Grande Démission arrive. » Le lendemain, l’agence financière Bloomberg répercute l’expression, qui s’impose rapidement. Klotz devient un invité couru des plateaux d’information économique. Dans un entretien donné à RFI, le 24 août dernier, il expliquait ce qui avait attisé sa perspicacité.

Don DeLillo et Beyoncé personnifient les deux principales tendances de ce mouvement de démissions

Le phénomène, selon lui, était dû à quatre facteurs :

1) les démissions étaient en hausse lente mais constante depuis 2010. Après l’apparition du Covid, dès que l’économie s’est stabilisée, le rythme des départs s’est accéléré ;

2) les burn-out, qui se sont multipliés durant la pandémie, ont joué un rôle primordial ;

3) le Covid n’a pas seulement suscité une récession, il a donné du temps aux gens. « La pandémie a permis de faire des projets, d’envisager un changement de carrière plus en adéquation avec leurs aspirations » ;

4) le recours au télétravail a joué un rôle prépondérant. Beaucoup de personnes ont adoré jouir d’une « liberté retrouvée ». Mais, une fois la pandémie partiellement jugulée, nombre d’employeurs ont voulu mettre fin à cette pratique. Or, qui aime voir une nouvelle liberté lui être retirée ? On a alors assisté, note Klotz, à une vague de « démissions soudaines ».

Les deux derniers facteurs semblent plus particulièrement expliquer le bond constaté depuis mai 2020. Selon le Work Trend Index (l’indice tendanciel de l’emploi) de Microsoft, en 2021, 40 % des salariés américains envisageaient de quitter leur travail. Cela ne signifie pas que tous entendent démissionner demain sans même avoir trouvé un emploi plus attrayant. Mais c’est un taux en forte hausse. Et les 18-40 ans sont les plus susceptibles de passer à l’acte. Le phénomène est-il destiné à durer ? Dans un entretien au journal de son université, le 11 février 2022, Klotz pariait sur la poursuite du mouvement #QuitMyJob aux États-Unis durant au moins les « deux ou trois ans à venir », et peut-être plus. Et ce pour deux motifs. D’abord, lorsqu’un mouvement de ce type s’enclenche, « c’est contagieux. Quand un salarié claque la porte, les autres commencent à y penser aussi ». Ensuite, parce que, selon lui, les entreprises vont s’adapter et offrir de nouvelles façons de travailler en vue de séduire les postulants (par exemple, plus de télétravail).

Mais peut-on trouver une corrélation entre la « Grande Démission » et la baisse notoire de la productivité constatée parallèlement aux États-Unis durant la même période ? s’interrogeait la revue scientifique Nature en juin 2022. En d’autres termes, assiste-t-on à un « phénomène de société » fondé sur une remise en perspective profonde de la relation au travail, un phénomène certes d’une ampleur difficile à évaluer mais bien réel ? Dans l’interview déjà citée plus haut, le professeur Klotz disait encore ceci : de plus en plus de salariés « s’attendent désormais à ce que le travail s’intègre dans leur vie, et non l’inverse ». 

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