Oblomovchtchina

Le meilleur, le plus solide, le plus convaincant, le plus bel argument en faveur de la paresse, sans lequel aucune étude de cette question ne serait complète, peut se résumer en un seul mot : Oblomov.

Ilia Ilitch Oblomov, le plus paresseux de tous les indolents de la noblesse terrienne russe du XIXe siècle, et le héros – oui, le héros ! – du roman d’Ivan Aleksandrovitch ­Gontcharov qui porte son nom est l’opposé complet du ­Marcel insomniaque de Proust. Marcel, nous le savons, a longtemps eu l’habitude de se coucher de bonne heure et il lui a fallu un temps inconcevable, des douzaines et des douzaines de pages somnolentes emplies de longues phrases, pour s’endormir pour de bon. Oblomov, au contraire, passe ses journées au lit, parfois bien éveillé, parfois somnolent ; il lui faut cent cinquante pages non pour s’endormir mais au contraire pour se lever. Et quand il finit vraiment par sortir de son lit, il n’est pas drapé dans le rythme apaisant de la phrase proustienne ; il n’est pas contemplatif mais en colère. Et la raison de cette colère est toute simple. C’est la faute de Zakhar son valet de chambre et souffre-­douleur qui a fini par perdre patience à l’égard de son maître horizontal, et la rage d’Oblomov contre ce garçon s’exprime en remarques brèves et cinglantes.

– Levez-vous ! Levez-vous ! hurlait alors [Zakhar] à gorge déployée, et empoignant à deux mains Oblomov par le pan de sa robe de chambre.

Oblomov alors se redressait et bondissait sur Zakhar :

– Attends donc un peu, que je t’apprenne à déranger son maître quand il veut se reposer !

Nous avons tous un petit Oblomov en chacun d’entre nous

Nous pouvons voir dans la colère d’Oblomov, son ­oblomovchtchina, son oblomovisme ou son oblomovité, le résultat de son enfance gâtée, déliquescente ou y voir une métaphore de la décadence et de la torpeur de la classe à laquelle il appartient, et tout cela est vrai, mais une exégèse aussi restreinte rate sa cible qui est que nous avons tous un petit Oblomov en chacun d’entre nous, qui aspire à ce qu’on le laisse tranquille pour le restant de ses jours, qui veut être libéré des responsabilités et des soucis pour faire de nous, oui, d’heureux parasites. Oblomov sait bien que ses propriétés lointaines sont en difficulté, qu’il faudrait s’occuper de leurs problèmes financiers et qu’il devrait, qu’il devrait absolument entreprendre un voyage d’un millier de verstes pour régler le problème. Mais non ! À l’instar de Bartleby, son descendant américain, il préfère ne pas. De plus, même s’il est amoureux et que la jeune Olga est délicieuse et qu’il a vraiment envie de l’épouser, il diffère sa décision jusqu’à ce qu’elle la prenne à sa place et rompe leur engagement. Il est Hamlet procrastinant et aussi Bartleby et il est chacun d’entre nous. Nous regardons l’état du monde et nous aimerions pouvoir nous cacher sous nos couvertures. Oblomov le fait pour nous. Nous regardons le sexe opposé et il nous bouleverse, Oblomov bat en retraite de notre part. Nous sommes conscients de nos problèmes et nous aimerions les voir partir à des milliers de kilomètres, Oblomov les y envoie et refuse de les regarder en face, comme nous ne pouvons pas le faire, comme nous aimerions pouvoir le faire. ­L’oblomovisme justifie et valide notre paresse.

Linda Evangelista

Linda est un super mannequin. Non, Linda est le super mannequin. Voici les renseignements importants la concernant.

Elle est connue dans la profession sous le surnom du ­Caméléon mais en réalité elle n’est pas un lézard.

On l’appelait autrefois la « fondatrice du syndicat des supermodèles », mais en réalité il n’existe aucun syndicat portant ce nom.

Elle a déclaré à un journaliste de Vogue, Jonathan Van Meter, en 1990 : « Nous, les top models, nous ne nous réveillons pas pour moins de dix mille dollars par jour. » Ce qui est souvent cité de travers et restitué comme suit : « Je ne me lève pas pour moins de dix mille dollars par jour. »

Dans cette phrase, sous ses deux versions, on retrouve trois des sept péchés capitaux, superbia, avaricia et ­accidia, l’orgueil, l’avarice et la paresse se combinent, mais une réaction normale à la déclaration de Mlle Evangelista et à sa personne pourrait comporter des éléments de luxuria, invidia et ira, c’est-à-dire de luxure, d’envie et de colère. Seule manque gula, la gourmandise. Pas mal !

Ilia Ilitch Oblomov et Linda Evangelista

Je les imagine dans des lits jumeaux, dans une chambre rococo baignée de lumière et de parfums de fleurs. ­Oblomov essaie désespérément de ne pas lire les messages faisant état de problèmes financiers urgents que lui apporte son valet de chambre. Linda feint de dormir en attendant le coup de téléphone à plus de dix mille dollars qui lui permettra de se lever.

Le téléphone sonne. L’offre s’adresse à Oblomov. Il ­recevra dix mille dollars s’il accepte de se lever. L’offre est ­largement suffisante pour lui permettre de régler toutes les dettes de ses domaines et de rester ensuite couché en paix, sans le moindre souci.

Il décline l’offre. « Je préfère ne pas », dit-il.

Ils restent couchés. […]

Ils ne bougent pas. Zakhar, le valet de chambre, apporte à manger sur un plateau d’argent cabossé. Ils sont tous les deux en proie à l’accidia, le péché de paresse. Linda parce qu’elle n’a pas reçu de coup de téléphone, Oblomov en dépit de celui qu’il a reçu. Ils ne touchent pas à la nourriture. 

 

Langages de vérité : essais 2003-2020 © Salman Rushdie, 2021 © Actes Sud, 2022, pour la traduction française

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