Certains l’aiment usé, fatigué, y tolérant quelques taches, souvenirs d’une soirée arrosée, d’un matin mal réveillé ou des premiers biberons donnés… quand d’autres le préfèrent ferme, propret, armé d’un plaid et de quelques coussins savamment disposés. En cuir ou en velours, deux, trois ou même quatre places, que ce soit techniquement un sofa, un fauteuil, un divan ou encore une méridienne, l’important est qu’on aime y flemmarder. Oui, y flemmarder. Ou si vous préférez, s’y avachir, s’y détendre, y comater, y rêvasser, s’y effondrer, y glander, y paresser, et j’en passe.

Vous avez saisi l’idée : rien de mieux qu’un canapé pour faire ce qu’on préfère faire, après une journée d’urgence et d’agitation, ou même dès le réveil : ne rien faire. En cela, le canapé est devenu un élément central et sacrément paradoxal de notre quotidien. Il s’affiche comme le lieu privilégié d’une activité qui n’en a pas l’air, celle du repos, de la contemplation et de la flemme, celle, autrement dit, de l’inactivité.

On y est las, on est là, on est, tout simplement

Quand on y pense, que fait-on sur son canapé ? Je pourrais bien refaire la liste des synonymes de la flemme… mais tout reviendrait à cette observation : être sur son canapé a précisément tout de l’être, qui se fixe, s’accroche et s’englue, jusqu’à fusionner avec le moelleux de cette couche. C’est bien tout le sel de ce mobilier, cet endroit où l’on ne fait rien n’est pourtant pas celui où l’on n’est rien. On y est las, on est là, on est, tout simplement. Mais pas de n’importe quelle manière, car on n’y est pas comme on va au lit.

On ne se met pas au canapé comme on se couche, on ne pénètre pas dans un autre univers comme on franchit la porte d’une chambre pour entrer délibérément dans le sommeil à heure fixe. Non, puisque le canapé est au centre de la pièce à vivre. En cela, encore une fois, il est un élément sacrément paradoxal. Qu’est-ce donc que ce lieu où l’on ne fait rien mais où l’on n’est pas rien ? Qu’est-ce que cet objet posé dans un salon mais sur lequel on abandonne sa vivacité ?

Dans Le Système des objets, paru en 1968, le philosophe Jean Baudrillard souligne cette plasticité du canapé : « Les sièges modernes (du pouf au canapé, de la banquette au fauteuil-relaxe) mettent partout l’accent sur la sociabilité et l’interlocution […]. Plus de lits pour être couché, plus de chaises pour être assis, mais des sièges “fonctionnels” qui font de toutes les positions (et donc de toutes les relations humaines) une synthèse libre. »

Pourquoi ­faudrait-il donc agir, débattre ou exister pour se sentir enfin vivre ?

Baudrillard déplorait, pour sa part, cette « espèce de position universelle de l’être social moderne », position qui empêchait d’être face à un autre que soi, position qui entravait la confrontation, le débat, la colère, pour aller vers une « socialité assouplie ». Ou peut-être voulait-il dire « ramollie » ?

Car le canapé nous tend ses bras, et peut-être un piège : celui de préférer la mollesse à la rudesse, la paresse à l’allégresse ou encore la simple présence à l’existence pleine de rebondissements. Une vie en demi-teinte, diront certains, une vie en sourdine, cotonneuse, ouatée.

Mais après tout, une vie quand même, non ? Une vie dans laquelle on ne se sent pas obligé de s’agiter, de bouger, de se confronter pour avoir l’impression d’être vivant ? Le canapé, aussi moelleux et ramollissant soit-il, a de quoi éveiller en nous cette fulgurance : pourquoi ­faudrait-il donc agir, débattre ou exister pour se sentir enfin vivre ?

Vous avez aimé ? Partagez-le !