Un jour, dans ma ville de Bangor, en remontant la rue j’ai observé un garçon d’environ 3 ans au visage sale, aux genoux couverts de croûtes et à l’air extrêmement concentré. Il était assis sur la bande de terre entre le trottoir et l’asphalte, et tenait un bâton à la main et n’arrêtait pas de le planter dans la terre. « Descends ! criait-il. Descends, bon sang ! Tu ne sortiras pas tant que je n’aurai pas dit le mot magique ! Tu ne sortiras pas tant que je ne l’aurai pas dit ! »

Plusieurs personnes passèrent à côté du gamin sans y prêter grande attention (voire aucune). J’ai ralenti, cependant, et je l’ai regardé aussi longtemps que j’ai pu – probablement parce que j’ai moi-même passé beaucoup de temps à dire aux choses qui peuplent mon imagination de se coucher et de ne pas sortir tant que je ne le leur aurai pas dit. J’aimais l’aisance avec laquelle cet enfant faisait semblant (en supposant toujours qu’il s’agissait de faire semblant, hein !). Et deux trucs me sont venus à l’esprit. Le premier, c’est que, s’il avait été adulte, les flics l’auraient emmené en cellule de dégrisement ou à l’HP local pour un examen psychiatrique. Et le deuxième, c’est que les enfants qui présentent des tendances schizophréniques ou paranoïaques sont bien acceptés dans la plupart des sociétés. Nous comprenons tous que les enfants sont fous jusqu’à ce qu’ils aient environ 8 ans, et que l’on peut pardonner leurs délires doux dingues.

La lecture n’est jamais morte chez les enfants

Cette scène s’est déroulée vers 1982, alors que je m’apprêtais à écrire une longue histoire sur les enfants et les monstres (Ça), et elle a beaucoup influencé ma réflexion sur ce roman. Même aujourd’hui, des années plus tard, je repense avec affection à cet enfant – un petit ministre de la Magie qui utilisait une brindille morte en guise de baguette –, et j’espère qu’il ne s’est pas considéré comme trop vieux pour Harry Potter lorsque les livres ont commencé à paraître. C’est peut-être le cas ; ça m’attriste de le penser, mais il est une chose que J.R.R. Tolkien admet, et J.K. Rowling non, c’est que parfois – souvent, en fait – la magie disparaît.

Ce sont les enfants que Mme Rowling a captivés en premier, démontrant avec la logique irréfutable de quelque dix trillions de livres vendus qu’ils sont toujours parfaitement disposés à mettre de côté leurs iPod et Game Boy pour prendre un livre… si la magie est là. Je n’ai jamais douté que la lecture elle-même soit magique. Je donnerais beaucoup pour savoir combien d’adolescents (et de préadolescents) ont envoyé ce message dans les jours qui ont suivi la sortie du dernier roman de la saga : NE M’APPELEZ PAS AUJOURD’HUI, JE LIS.

Les universitaires à grosse tête semblent penser que la magie d’Harry ne sera pas assez puissante pour transformer une génération de non-lecteurs (en particulier la moitié masculine) en rats de bibliothèque... Mais ils ne seraient pas les premiers à la sous-estimer ; il suffit de regarder ce qui est arrivé à Lord Voldemort. Et, bien sûr, les grosses têtes n’auraient jamais reconnu l’influence d’Harry, si la preuve n’en avait été apportée par les listes de best-sellers. Un héros littéraire aussi important que les Beatles ? « Ça n’arrivera jamais ! » se seraient écriées les grosses têtes. « Le roman traditionnel est aussi mort que Jacob Marley ! Demandez à ceux qui savent ! Demandez-nous, en d’autres termes ! »

Mais la lecture n’est jamais morte chez les enfants. Au contraire, à l’heure actuelle, elle est probablement en meilleure santé que sa version adulte, qui doit se coltiner au moins 400 « romans littéraires » ennuyeux et prétentieux chaque année. Pendant que les grosses têtes prédisaient (et déploraient) l’avènement d’une société post-littéraire, les enfants, eux, complétaient leur lecture de Potter avec les récits de Lemony Snicket, les aventures du génie ado Artemis Fowl, la passionnante trilogie À la croisée des mondes de Philip Pullman, les aventures d’Alex Rider, les superbes mystères d’Ingrid Levin-Hill de Peter Abrahams, ou encore les péripéties de ces étonnants jeans voyageurs ! Et bien sûr, il ne faut pas oublier l’insubmersible (quoique parfois malodorant) Capitaine Slip. Et pourquoi ne pas donner un coup de chapeau à R.L. Stine, l’auteur des Chair de poule, qui annonça comme Jean le Baptiste l’arrivée de Jo Rowling ?

Je conclurai en citant les Who : les enfants vont bien. Et ils le resteront tant qu’il y aura des écrivains comme J.K. Rowling, qui savent comment raconter une bonne histoire (important) et le faire sans condescendance (encore plus important) ou recourir à un charabia prétentieux (vital). Parce que si le terrain est laissé à une bande d’intellos moldus qui croient que le roman traditionnel est mort, alors ils vont finir par l’achever. 

Je parle juste de savoir bien faire semblant. Ce que l’on appelle dans les cercles officiels le ministère de la Magie. De ce point de vue, J.K. Rowling a mis la barre très haut, et Dieu la bénisse pour ça. 

Traduit de l’anglais par JULIEN BISSON

« The Last Word on Harry Potter », Entertainment Weekly, 10 août 2007 © Stephen King

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