En quoi la saga Harry Potter est-elle marquée par l’exploration des liens familiaux ? 

Je vois Harry Potter comme un récit d’apprentissage, qui prend pour point de départ une tragédie familiale, la vie d’un enfant malheureux aux prises avec la violence de son oncle et de sa tante. J.K. Rowling propose toute une galerie de modèles familiaux, des plus déséquilibrés aux plus aimants. La saga débute sur une opposition forte entre deux types de familles. D’abord la famille d’adoption de Potter : les Dursley incarnent un contre-modèle de la parentalité puisqu’ils sont arbitraires, violents, insécurisants, injustes. À l’opposé, nous trouvons le couple Potter : des parents aimants jusqu’au sacrifice, que la magie rend capables d’être protecteurs après leur mort. Bien d’autres schémas familiaux interviennent ensuite, mais le dispositif de départ (peut-être trop manichéen), c’est celui-ci : les bons et les mauvais parents. 

Les liens de sang sont-ils essentiels dans le monde des sorciers ?

Je n’en suis pas certaine. Il est intéressant de constater que des enfants reliés biologiquement à des parents non sorciers peuvent néanmoins s’avérer sorciers et appartenir à une autre réalité comme à une autre communauté. Cela rappelle qu’un enfant peut être différent de ses parents, voire n’avoir en commun avec eux que des liens ténus. Prenez l’exemple d’Hermione Granger, dont les parents sont « moldus ». Hermione est une enfant qui s’émancipe par sa curiosité et ses capacités intellectuelles. Les liens de sang semblent très secondaires, d’autant plus que, chez les sorciers, l’essentiel de l’éducation est pris en charge par l’institution scolaire de Poudlard et sa communauté éducative. 

En revanche, l’enjeu de la saga se situe autour de cette lutte contre un groupe de sorciers qui désirent établir une communauté non pas de sachants, mais de sang. Voldemort veut créer autour de lui un empire régi par les lois de la consanguinité. Pour lui, seul un sorcier dont les parents sont aussi sorciers mérite son titre, et même sa vie. Pour cette minorité-là, le sorcier est réduit à son être biologique. Cette idéologie est particulièrement paradoxale dans le milieu des sorciers, puisque la magie est justement le régime de ce qui excède les lois du corps et de la nature ! Je pense que cette obsession du sang est un désir de domination, qui se cache derrière l’alibi de la pureté.

Comment expliquer que deux orphelins aux caractéristiques si semblables, Harry Potter et Tom Jedusor, futur Voldemort, suivent des voies si différentes ? 

La saga donne le sentiment que le déterminisme familial est puissamment à l’œuvre dans ces deux destins : qu’il s’agisse du type de couple dont ces enfants sont issus, comme des dernières volontés de leurs parents pour eux. En effet, les deux garçons semblent avoir les mêmes capacités et les mêmes dons, mais ils n’ont pas les mêmes géniteurs ni la même histoire familiale. Potter hérite d’une histoire tragique, marquée par le sacrifice de ses parents pour sauver sa vie. Bref, un acte éthique le précède et lui donne une direction. La façon dont il est aimé va peser sur lui et le déterminer en partie à s’élever contre la tentation de la toute-puissance. Une fois embarqué à Poudlard, il est constamment entouré : de la figure protectrice d’Hagrid au guide spirituel qu’est Dumbledore en passant par ses amis, les Weasley, Dobby, les membres de l’Ordre, et même la protection céleste de ses parents… À chaque étape de son parcours, il bénéficie d’un soutien dans sa tâche. À l’inverse, Jedusor n’est pas issu de l’amour mais d’un leurre puisque le couple de ses géniteurs ne tient qu’à un philtre d’amour. Il est également le fruit d’un abandon : lorsque son père n’est plus sous l’effet du philtre, il délaisse sa mère qui décède juste après l’accouchement. Il n’a pas de modèle lui permettant de comprendre où placer sa puissance durant ses onze premières années à l’orphelinat. Pèsent sur lui le silence sur ses origines et une forme d’impuissance face à sa solitude, qui semble nourrir sa violence et un désir fou de compensation par la domination. Si Potter veut réparer son malheur, Jedusor, lui, veut se venger. Cela tend à montrer qu’un parent doit être un guide existentiel pour son enfant, non seulement par sa parole et sa stratégie éducative, mais aussi par ses actes éthiques. D’ailleurs, il apparaît que tous les sorciers qui se soumettent à Voldemort viennent de familles dysfonctionnelles et sont en quête d’une sorte de père suprême, dont ils cherchent la reconnaissance, quitte à mettre en péril leurs propres familles et leurs liens affectifs – c’est le cas des Malefoy, de Regulus Black, ou encore de Barty Croupton Jr., qui cherche à se venger de son père. 

 

Y a-t-il, a contrario, des familles heureuses dans la saga ?

Oui, les Weasley incarnent en effet une certaine vision du bonheur familial. Ce genre de représentation d’une famille heureuse est plutôt rare : nous y découvrons un couple parental aimant, qui a bien sûr ses divergences et ses conflits, mais qui les surmonte toujours. Les enfants sont chéris et reçoivent un code éthique, la valeur de l’amour, qu’ils exportent à leur tour dans leurs cercles amicaux, à Poudlard et ailleurs. À l’inverse, vous avez des familles typiquement déséquilibrées, comme celle des Malefoy, qui n’hésitent pas à assigner à leur enfant des projets et des responsabilités qui pourraient lui coûter la vie, puisqu’ils embarquent indirectement leur fils Drago au service de Voldemort. 

Comment les personnages de la saga composent-ils avec le poids de ce qui leur est transmis ? 

Les livres de Rowling explorent la question de la responsabilité dans la transmission de l’héritage. Composer avec son héritage n’est possible qu’en adoptant une position de recul, un regard critique, une émancipation affective, politique et géographique de la sphère familiale. Mais il très dur de dévier d’un chemin tracé pour nous. Je pense à Drago Malefoy, par exemple, qui doit s’émanciper de ses parents pour changer de direction et faire, in fine, le choix du bien. C’est certainement sa gratitude envers Potter, qui lui a sauvé la vie par deux fois, qui lui permet de changer de trajectoire. L’exemple de Sirius Black est également intéressant. Issu d’une famille de Mangemorts, il aurait dû aller à Serpentard et suivre la voie familiale. Pourtant, il est envoyé à Gryffondor, où son parcours initiatique avec ses amis l’aide à s’émanciper. Il semble que l’amitié lui permette de faire dévier sa trajectoire. Après avoir rompu avec sa mère à 16 ans, il rejoint la famille Potter qui l’aide comme un fils.

« à Poudlard, la maison dans laquelle le sorcier est instruit devient plus importante que la famille »

Les maisons de Poudlard jouent-elles un rôle important dans cette émancipation ?

Absolument. Si c’est le Choixpeau qui détermine la maison, il ne s’agit pas là pour autant d’un pur déterminisme. Le Choixpeau parvient à lire la nature ou les désirs profonds de l’élève qui le porte, et choisit la maison en conséquence. Car, à Poudlard, la maison dans laquelle le sorcier est instruit devient plus importante que la famille. Il est intéressant de remarquer que deux maisons proposent deux modèles familiaux très différents : Serpentard met l’accent sur le lignage, puisque ses élèves sont de purs sorciers (issus de parents sorciers) et auréolés d’une noblesse qu’il faut préserver. C’est une maison « familialiste », pourrait-on dire, car elle met l’accent sur la cohésion des membres et dissimule les entorses aux règles ou à la morale. Gryffondor a plutôt en vue de former une famille-foyer, fondée sur des vertus comme le courage, la loyauté, l’amour de la connaissance.

L’amitié peut-elle prendre le relais de liens familiaux inexistants ou problématiques ?

En effet, dans le cas d’Harry, de Ron et d’Hermione, l’amitié est si poussée qu’elle en devient presque une relation fraternelle, puisque ces trois adolescents se protègent et se sentent mutuellement responsables de leur vie. À l’inverse, un contre-modèle amical est aussi proposé : la relation entre Malefoy et ses acolytes, Crabbe et Goyle. Quand la première de ces relations est fondée sur la loyauté, le respect, la confiance et la complémentarité – Ron incarne la joie et la fiabilité, Hermione la connaissance et la prudence, et Harry le courage et l’audace –, la seconde n’est qu’une relation de domination, où la loyauté laisse place à l’allégeance.

Quel message tirez-vous de cette saga ?

Que nous pouvons guérir de nos blessures d’enfance le jour où nous comprenons que nous sommes plus grands que notre histoire. La première fois qu’Harry surmonte sa blessure d’abandon et d’isolement, c’est lorsqu’il découvre quelque chose qui le dépasse : sa nature de sorcier et les responsabilités de ses dons. À travers ses pouvoirs et l’instruction, il trouve enfin le moyen de réparer son impuissance face au meurtre injuste de ses parents. Il découvre un chemin plus lumineux et plus enthousiasmant : celui de la lutte contre le mal dans sa vie singulière comme au niveau collectif. Prendre la mesure de ses responsabilités, voire s’engager pour les autres, permet de surmonter ses blessures privées pour devenir soi-même, mais aussi un adulte heureux. 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

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