Au cœur de la pâte parisienne
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Une fois atteint son maximum historique, la pâte haussmannienne – pâte industrielle aux morceaux issus de catalogues de pièces préfabriquées – a laissé passer quelques-uns des choux ou des religieuses qu’elle s’était jusque-là obstinée à recouvrir : les immeubles du vieux Paris, bancals et crémeux, sont repassés à travers elle, ont crevé ici ou là ses gabarits réguliers. Des trappes de souffleurs venues du vieux Paris de Marville et d’Atget sont venues soulever la scène où des immeubles exacts déroulaient la fonte de leurs alexandrins : un Félix Potin, rue Réaumur, presque gros comme le dôme de Saint-Pierre, les passerelles parisiennes de l’ancienne Samaritaine, les dômes du Printemps et des Galeries Lafayette. Les chimères de l’ancien monde soudain relâchées, pour l’agrément du public, au-dessus des cendres grises de la modernité ; les squelettes de dragons, enfouis au-dessous d’elles, des passages ; le Léviathan du métro.
Le paysage post-haussmannien archétypal est le lieu où le métro aérien rentre dans la colline de Passy, à la sortie du pont de Bir-Hakeim, en laissant derrière lui le mirage oriental d’un double dôme, de chaque côté de l’îlot qu’il a tranché en deux, comme si la crème pâtissière, jusque-là contenue dans les estampes égyptiennes accrochées aux murs des appartements, s’était soudain rebellée.
Le XVIe arrondissement est ainsi plein de ces dômes énigmatiques, dont on ne sait jamais s’ils sont habités, ou seulement habitables : ce sont là les plus ténébreuses garçonnières, les donjons des boulevards, le lieu de captivité rêvé des ambiguës captives proustiennes. À moins que l’on ne fantasme, passant de Shéhérazade à Nostradamus, d’y installer un télescope et de se tenir là, comme une tique arrachée à Paris par la pince d’un dieu lointain, au-dessus du corps infecté de la ville.
La chair dense de Paris, dont on a toujours craint qu’elle ne se décompose, a entraîné ainsi toutes sortes de mesures prophylactiques, dont l’orientalisme fut l’une des moins exotiques.
On a ainsi laissé pousser, dans les jardins de simples des bouches de métro, à l’abri des édicules Guimard, des herbes médicinales en fonte, comme si le métro devait jouer dans Paris le rôle que jouait autrefois, aux portes des villages, l’orée tentaculaire des forêts. Le Paris de 1900 est une vaste clairière mobile, une bizarre théâtralisation de la nature – à peine entrevue, et déjà disséquée, dans ces stations recouvertes des mêmes carreaux blancs que les paillasses des laboratoires : les espaces gagnés auront toujours quelque chose de dangereux et de fatal. Le bruit du métro qui s’avance, simultanément, dans plus de cent stations à la fois, c’est celui d’un grand tamis mécanisé qu’on secoue sous la ville, pour la purifier, sans doute, mais en creusant pour cela toujours plus profond en dessous d’elle : cela fait longtemps qu’il n’existe plus d’échappatoire au processus d’embellissement de la ville, de la ville qui creuse son propre tombeau en dessous d’elle – son propre cénotaphe plutôt, car la ville lui échappe encore, grâce à ces lourdes et baudelairiennes élévations de la surface qui parviennent ici ou là à religieusement percer le ciel de ses gabarits.
Paris cherche sa forme depuis cent cinquante ans : on a d’abord laissé ses bras incontrôlés dessiner en aveugles des pavillons hétéroclites et des baraques en tôle, avant de leur apprendre à se discipliner, à n’assembler plus, pendant une trentaine d’années, que des barres et des tours, comme un enfant à qui on aurait acheté des cubes en bois. Mais les mouvements de l’enfant, à la tête à jamais prisonnière du dôme de l’intra-muros, sont restés maladroits et furtifs, n’aboutissant qu’à la constitution déséquilibrée de cités éparses, comme on trouve dans les sentiers escarpés des montagnes, ces autres banlieues de la Terre, des cairns ambitieux et instables.
Il a alors été décidé de remettre le grand tamis souterrain en route et de faire une nouvelle fois trembler la vieille capitale – de voir ce qui tomberait de tout ça, ce qui se maintiendrait et qu’on pourrait sauver, et de remettre le reste dans un état d’homogénéité, d’haussmannisme minimal : c’est l’œuvre actuelle, fatale et civilisatrice, des tunneliers du Grand Paris Express, d’une nouvelle opération de pétrissage de la pâte grise, dense et rationnelle, du Paris des Modernes.
Des écoquartiers, des espaces adoucis, piétonnisés, végétalisés vont propager leurs ondes civilisatrices à la sortie de nouvelles gares – délicats lieux de confrontation entre le grand dieu mourant des infrastructures et le monde hasardeux, crépitant des humains.
On rêve déjà moins d’une ville que d’une nouvelle alliance, et moins d’un Paris nouveau que du perfectionnement du dessin de son sceau – de cette chose qui ne tient ni du monde des cartes ni de celui des choses, ni de la rationalité seule ni de la pure mystique, mais de l’urbanisme, de l’urbanisme envisagé depuis le début non comme une branche de l’architecture, mais comme un sous-domaine de la magie.
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