Paris est l’une des villes du monde développé où le nombre d’habitants au kilomètre carré est le plus élevé. D’où vient cette caractéristique ?

C’est un héritage de la centralisation, qui remonte à l’Ancien Régime. Dès le XVIe siècle, Paris a été une ville extraordinairement industrieuse, avec un artisanat du luxe très lié aux commandes de la cour et de la noblesse. Cette ville capitale a attiré une main-d’œuvre provinciale considérable. La densité parisienne actuelle est largement un héritage de cette fonction historique. Quand on regarde aujourd’hui le nombre et la qualité des objets réunis dans nos musées et nos palais nationaux, c’est très largement la production des ateliers parisiens, du faubourg Saint-Marcel, où se trouvait la manufacture des Gobelins, au faubourg Saint-Antoine. Ce n’est pas un hasard si Paris a été une ville révolutionnaire : elle entretenait une classe ouvrière et une classe artisanale importantes. Voilà pour l’élément historique, la longue durée.

Il y a une deuxième raison à la densité parisienne. Après 1945, la relation de Paris au reste du pays a changé. La ville est devenue une métropole nationale avec un rôle de « pompe aspirante et refoulante ». Je m’explique : aujourd’hui, elle aspire des jeunes gens de province, les forme et leur offre un premier emploi ; devenus adultes, ils partent s’installer dans les principales métropoles de province, ce qu’on appelle les « villes qui gagnent » – Nantes, Bordeaux, Toulouse, Montpellier… Paris est le moteur des mouvements migratoires interrégionaux.

Paris a aussi attiré les sièges sociaux de grandes entreprises.

Oui, la densité parisienne est également liée à la concentration des centres de commandement des grandes entreprises dans la ville capitale, à laquelle il faut toujours ajouter La Défense, à sa frontière dans les Hauts-de-Seine. Ces centres constituent ce que le géographe Pierre Beckouche appelle les fonctions de « production abstraite » : la finance, la recherche, le marketing, etc. D’un côté, l’État a organisé à partir des années 1950 le transfert des usines vers les périphéries et, de l’autre, il a favorisé l’hyperspécialisation de la région parisienne.

Le troisième élément de la densité parisienne, et il me semble qu’il ne faut surtout pas le négliger, c’est qu’on y compte beaucoup plus d’habitants que les 2,2 millions officiellement dénombrés. Ce chiffre quantifie les gens qui y dorment ! Si vous ajoutez les gens qui y travaillent, soit à peu près 1 million de banlieusards, cela veut dire que la mairie de Paris gouverne en réalité une densité diurne qui est grosso modo 50 % supérieure à la densité mesurée selon les critères de l’Insee. Et il faut aussi compter avec les artisans de la grande couronne qui entrent chaque jour dans la capitale, et avec les camionnettes de livraison de toutes sortes. Ajoutez 49 millions de nuitées touristiques annuelles dans Paris intra-muros, et la densité fait encore un bond…

Les collectivités territoriales n’ont pas intégré ces données. Elles sont plus habituées à gérer la sédentarité de la population, du berceau à la tombe…

Il faudrait donc prendre en compte les stocks et les flux ?

Il faut intégrer dans la réflexion les banlieusards qui viennent travailler à Paris, ceux qui viennent de plus loin encore, les artisans, les livreurs, les touristes… En fait, la mairie de Paris ne sait pas qui elle gouverne. Elle connaît la population qui dort, pas la population active, en mouvement, qui fait la richesse de Paris soit parce qu’elle consomme, soit parce qu’elle produit. C’est une question centrale pour les métropoles aujourd’hui.

Quelle est la situation de Paris comparée aux autres grandes capitales ? Comment caractériser cette densité exceptionnelle ?

La densité, c’est comme la température. Il y a la température mesurée par Météo France et la température ressentie. La grande force de Paris par rapport à d’autres capitales, c’est d’avoir une densité objective très forte, mais une densité ressentie tout à fait vivable. C’est lié à la qualité urbaine de la ville, comme à Tokyo, à la facilité de s’y mouvoir. Cette densité extrêmement forte est supportable parce qu’elle reste très fluide, à condition de ne pas circuler en voiture.

Comment l’expliquez-vous ?

C’est lié à un système de transports publics intra-muros remarquable. Sa qualité de desserte est du niveau de celui de Tokyo, considéré comme le meilleur de la planète. C’est un vrai réseau : on peut aller d’un point A à un point B, quel qu’il soit, avec un maximum de deux correspondances. C’est une situation assez rare, probablement unique. À ce premier réseau souterrain s’articule, en plus, un réseau de surface de grande qualité que l’on oublie souvent.

Le deuxième point, c’est que Paris propose des univers, des ambiances, des îlots très contrastés. Paris est une ville archipel. Cette mosaïque aide à vivre la forte densité. Il y a encore une vraie différence entre l’est et l’ouest parisiens, une vraie différence entre la rive droite et la rive gauche. Des travaux sur l’usage des téléphones portables ont permis d’analyser les mobilités des Parisiens et des Franciliens. Ils montrent qu’un habitant de Paris fréquente grosso modo trois espaces : l’espace domestique, l’espace de travail et l’espace de consommation. Quand on regarde les cartes, ceux-ci couvrent une aire assez vaste, à l’échelle de la ville justement. C’est un territoire qui vous permet une vraie expérience urbaine.

Quel serait alors le point de blocage ?

Le logement. Aujourd’hui, il n’est pas possible pour la majorité des habitants de quitter le domicile parental et de se reloger dans Paris, du moins pas tout au long de sa vie. Le plus souvent, vous quittez Paris pour la banlieue à la naissance de votre premier ou deuxième enfant. Pour le coup, il n’y a pas de fluidité dans cette trajectoire de vie. On peut même parler d’un parcours d’exclusion, avec des départs en direction d’une proche banlieue qui se gentrifie et un mouvement plus « prolo » vers des départements comme la Seine-et-Marne. Cela explique que Paris, comme l’ensemble de l’Île-de-France, ait un solde migratoire de plus en plus négatif.

Existe-t-il des raisons spécifiquement parisiennes à ces hausses des prix du foncier ?

La densité de la population favorise évidemment le phénomène, tout comme l’importance de l’habitat touristique qui existait avant l’apparition des plateformes digitales mais qui a été amplifié depuis et contribue à geler un nombre considérable de logements. En même temps, l’hôtellerie classique ne peut seule absorber ces 49 millions de nuitées touristiques annuelles.

Un mot sur la pollution : comment appliquer une politique de réduction de la circulation ?

C’est un casse-tête. À partir du moment où on a expulsé les artisans, les activités consommatrices d’espace pour des raisons de coût du foncier, il faut accepter que ceux-ci doivent pouvoir rentrer régulièrement dans la ville. Le mythe d’une ville piétonnière qui se déplace à trottinette a ses limites. D’ailleurs, on peut se demander qui pollue vraiment : le banlieusard qui se déplace en voiture et émet plus de CO2 qu’un Parisien en transports en commun, ou ce même Parisien qui part en week-end prolongé en avion à Venise et dépasse alors toutes les émissions du banlieusard cumulées sur des semaines ? Il y a la pollution hic et nunc, et il y a l’empreinte carbone des individus, ce n’est pas la même chose.

On parle souvent de la pauvreté dans les zones périurbaines. Qu’en est-il de la pauvreté dans une capitale que l’on décrit comme riche ?

Les statistiques sont parlantes : Paris est une ville duale, dans laquelle cohabitent des classes aisées, très riches, et des gens très pauvres. La pauvreté s’explique par trois éléments. D’abord, il s’agit d’une ville qui construit beaucoup de logements sociaux, d’une ville assez vertueuse, et qui compte aussi pas mal de logements vétustes, avec leurs marchands de sommeil.

Ensuite, c’est une ville-monde avec une tradition d’accueil. Contrairement à une idée reçue, les primo-arrivants, africains et européens, qui débarquent à Roissy vont directement à Paris où se trouvent nombre d’hébergements précaires. Le passage en banlieue est ultérieur.

Enfin, il y a une troisième chose spécifique à la France : l’existence d’un conflit de compétences permanent entre l’État et les municipalités dans la gestion de la pauvreté, de l’hébergement d’urgence, du droit d’asile. Paris a toujours été couvé d’un œil jaloux par l’État. Les affaires parisiennes deviennent assez vite des affaires d’État. On a ici une collectivité locale très riche – ville et département fusionnés – qui dispose de beaucoup de moyens mais paradoxalement, comme pour les autres grandes villes, le maire de Paris a peut-être moins de pouvoir que celui de Rodez.

Quelle serait la bonne échelle de gouvernance d’une ville comme Paris ?

La bonne échelle, c’est ce que l’Insee appelle l’aire urbaine – le parcours domicile-travail – c’est-à-dire la région, que je considère seule compétente pour gouverner l’Île-de-France. C’est la bonne échelle, mais cela n’arrivera jamais… Néanmoins, l’espace francilien est gouverné ! On ne le voit pas, c’est un « gouvernement invisible », ce sont toutes les structures gestionnaires de réseaux : le Syndicat des transports (Île-de-France Mobilités), celui des eaux, de l’électricité, les syndicats d’assainissement, des ordures ménagères… Ce qui constitue la métropole au quotidien, c’est la maîtrise des réseaux. Sans eux, la métropole ne fonctionnerait pas. 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER & PATRICE TRAPIER

 

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