Tout frais bachelier, j’ai pris rang dans la foule innombrable de ceux pour qui, au fil des siècles, Paris a représenté une seconde chance, la promesse d’une autre vie, l’endroit du monde où devenir l’acteur de sa destinée. Paris est plus que Paris. Avant d’être la plus petite et pourtant la plus diverse des grandes villes du continent, avant d’être la plus puissante et la plus autocratique des capitales européennes, Paris est d’abord une chimère, une utopie, une création de l’esprit cuisinée avec les échos des récits des uns, des affabulations des autres, des espérances déçues ou comblées d’une multitude. Ce mythe oblige, comme les valeurs républicaines engagent.

Beaucoup d’auteurs ont exprimé leur soif de cette Amérique : « C’est là que les ambitions, les préjugés, les haines et les tyrannies des provinces viennent se perdre et s’anéantir. Là, il est permis de vivre obscur et libre. Là, il est permis d’être pauvre sans être méprisé. L’homme affligé y est distrait par la gaieté publique et le faible s’y sent fortifié des forces de la multitude. » En quatre phrases Bernardin de Saint-Pierre a cerné et même concentré ce que Paris offre à tous, et qu’elle fut au long des siècles la seule à pouvoir leur assurer. Rivarol constate qu’« à Paris, la Providence est plus grande qu’ailleurs ». Restif de la Bretonne, le policier essayiste des Nuits de Paris, ajoute que « Paris est dans le moral ce que nos montagnes sont dans le physique : on y respire plus librement », et l’éditeur Raphaël Sorin à qui l’on demandait s’il était un vrai Parisien répondit : « Tout à fait : mère turque, père polonais. »

Comme tant d’autres avant et avec moi, je n’ai jamais rien demandé d’autre à Paris que d’y être. D’y avoir ma place. De pouvoir proclamer ma citoyenneté volontaire sans avoir à subir examen, interrogatoire ou sélection. D’appartenir, non à la capitale, celle à qui Rastignac lance son « À nous deux ! », mais à la ville, à la ville, celle en qui Charles Quint voyait « la seule qui soit aussi un monde », celle à qui Restif lançait « Ô Paris, tu m’agrandis à mes yeux ! »

Parisien de fraîche date, je devins un fidèle du Champollion, cette intarissable fontaine de films de la rue des Écoles. Sur le trottoir d’en face, je lus les phrases inscrites sous la statue de Montaigne : « Paris a mon cœur dès mon enfance. Je ne suis Français que par cette grande cité, grande et incomparable par la variété de ses agréments ; la gloire de la France et l’un des plus nobles ornements du monde. » Et dans son livre III, l’auteur des Essais ajoute : « Je l’aime tendrement, jusqu’à ses verrues et ses taches. »

Je compris qu’il n’est pas besoin de connaître Paris pour la désirer, que son incomparable variété était à la fois un héritage et une promesse et qu’il appartient à chaque génération de faire tenir cette promesse à cette ville. Privé de cet idéal, oublieuse de sa chimère, Paris – cette ville dont on parle au masculin aussi bien qu’au féminin – serait (sera) livré à ses pires démons, en tête desquels marchent la vanité, la suffisance, la jobardise, l’embourgeoisement et le provincialisme. Privée de cette utopie, il ne restera plus d’une cité qui brassa tant d’humanité, où tant d’idées se fécondèrent, où s’inventèrent tant de libertés publiques et privées, que ce qu’il reste de Venise : un décor pour touristes distraits, un écrin pour consommateurs écervelés, une bonbonnière pour nouveaux riches. 

 

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