Quelle est la place des jeux vidéo dans l’industrie culturelle ?

Le jeu vidéo est aujourd’hui une industrie culturelle dont le chiffre d’affaires dépasse celui du cinéma et dont le poids est supérieur à celui de l’industrie du livre. C’est une industrie majeure à la fois par le volume des investissements qu’elle draine et par sa croissance à l’échelle mondiale. Le développement de l’industrie du jeu vidéo a un effet démultiplicateur considérable sur les secteurs qui y participent, notamment celui des équipementiers.

À quel moment l’industrie du jeu vidéo est-elle devenue prépondérante ?

On discerne deux étapes clés dans la démultiplication du nombre de consommateurs de jeux vidéo. Internet a marqué une première étape importante au début des années 2000. Jusqu’alors, l’évolution se faisait par étapes successives. Une nouvelle génération de consoles prenait le relais de la précédente et donnait l’occasion de renouveler les jeux et les machines. Avec Internet, les jeux s’affranchissent des consoles, ce qui permet le développement des jeux multijoueurs et téléchargeables à partir d’un simple CD.

Une deuxième étape est franchie vers 2010, avec la diffusion massive des smartphones. Ceux-ci font de plus en plus office d’interface généraliste, accessible à tous. Une nouvelle gamme de jeux, les casual games, marque cette transformation. Plus simples, nécessitant de moindres investissements, ces jeux permettent de jouer n’importe où, ou presque, et sont parfois gratuits [type Candy Crush]. Le nombre de joueurs s’en est trouvé à nouveau démultiplié.

Pouvez-vous nous donner une idée du nombre des joueurs ?

En 2014, on dénombrait 1,5 milliard de joueurs actifs dans le monde, ce qui représentait près de la moitié de la population connectée à Internet. Ce nombre a continué d’augmenter au fur et à mesure, selon la même proportion. Il s’agit d’un chiffre considérable, même si, selon les continents, la part de la population jouant aux jeux vidéo n’est pas identique. Cela dit, il demeure difficile d’estimer le nombre exact de joueurs dans le monde en raison de la mauvaise image qui colle au joueur, celle du gamer adolescent attardé. Cela conduit à une sous-déclaration dans les enquêtes.

Existe-t-il une géopolitique de l’industrie des jeux vidéo ? Quels sont les pays qui s’en sortent le mieux ?

La carte du monde des jeux vidéo n’est pas la même selon qu’on s’intéresse aux pays joueurs ou producteurs. C’est en Europe, en Amérique du Nord, en Corée du Sud et au Japon qu’on trouve la plus grande proportion de joueurs. En revanche, l’Asie-Pacifique domine ces régions par sa production massive. La Chine se détache à tel point qu’elle est devenue le premier producteur mondial de jeux vidéo. Les géants du numérique chinois que sont Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi – les BATX, comme on dit les GAFA pour Google, Apple, Facebook, Amazon – ne sont pas encore visibles en Europe ou en Amérique du Nord, mais ils commencent à y prendre pied, notamment par des partenariats avec des entreprises occidentales. Leur stratégie consiste à contourner les marchés les plus puissants pour se concentrer sur les marchés africains et sud-américains.

La Chine et, dans une moindre mesure, l’Inde ont connu une très forte croissance de la consommation de jeux vidéo et du nombre de leurs joueurs. Le public chinois est en partie le produit du développement massif des smartphones que les équipementiers de ce pays ont été capables de réaliser avec une qualité comparable à celle des produits de leurs concurrents coréens ou américains. Les consommateurs ont une utilisation bien plus intense des téléphones que leurs homologues français et les jeux constituent une part non négligeable de leurs usages.

Le jeu vidéo semble être étroitement lié aux évolutions technologiques…

C’est une industrie numérique par nature. Il existe deux différences majeures entre le jeu vidéo et les autres secteurs de l’industrie culturelle. D’une part, les moyens de production et de consommation : ceux-ci étaient auparavant déconnectés l’un de l’autre – au cinéma, le spectateur n’a pas besoin d’un équipement particulier ; c’est encore plus évident dans le cas d’un lecteur. Dans le cas du jeu vidéo, la technologie est non seulement nécessaire à la production, mais aussi à la pratique.

Le second élément de différenciation entre l’industrie du jeu vidéo et les autres secteurs tient au contenu lui-même : dans le cas du jeu, il n’est pas autonome. Un livre demeure identique pour tous les lecteurs, ils le perçoivent et l’interprètent ensuite selon leurs sensibilités. Ce n’est pas le cas du jeu vidéo, où chaque expérience est spécifique : on ne joue jamais deux fois la même partie.

Diriez-vous qu’une culture nouvelle émerge depuis quarante ans avec le jeu vidéo ?

Il s’agit d’une véritable pop culture. Prenez l’exemple de la Paris Game Week, ce festival qui a lieu chaque année au début de l’automne. Une culture invisible apparaît alors en plein jour, extrêmement diversifiée, avec une grande variété de joueurs et d’univers (manga, guerre, course automobile, football, science-fiction, etc.). Ces pratiques culturelles donnent lieu à de grands rassemblements, comme l’e-sport ou divers salons où des visiteurs de tous âges viennent, parfois déguisés. Ce sont des phénomènes de consommation de masse qui passent complètement sous le radar des institutions et échappent complètement à la culture savante.

Comment expliquer que les jeux vidéo, malgré leur diffusion, restent si méconnus ?

Le cœur de la culture officielle se trouve au ministère ou chez les journalistes spécialisés qui construisent les systèmes de représentations culturelles en s’en tenant le plus souvent aux formes instituées. À l’exception de quelques chaînes dédiées de la TNT qui s’adressent à un public particulier, rares sont les journalistes à s’y intéresser. De plus, le public constitué par les joueurs n’est pas cristallisé comme peuvent l’être ceux des autres cultures (peinture, cinéma, littérature). Mais il me paraît nécessaire que les cadres de la culture en France découvrent ce qu’est véritablement la culture populaire de nos jours. Il est important d’avoir connaissance de pratiques sociales qui concernent un nombre croissant de Français, mais aussi d’un phénomène économique qui contribue au renouvellement des industries classiques.

Les jeux vidéo continuent-ils d’évoluer ?

Ils sont en constante évolution. Le secteur a été porté par une série d’innovations numériques successives. Le lien qui s’est créé est tel qu’aujourd’hui les innovations techniques sont tirées par les jeux : écrans, puces et même réseaux. La 5G existe, en partie, pour répondre aux besoins toujours croissants des joueurs. Ces innovations sont ensuite utilisées dans les autres secteurs. C’est le cas des casques de réalité virtuelle, dont le champ des applications est loin d’être totalement exploré et continue de s’étendre. Seul le marché du jeu vidéo pouvait mobiliser les investissements massifs nécessaires au développement de cette technologie.

Les jeux vidéo sont-ils l’industrie culturelle du XXIe siècle ?

Ils constituent une grande nouveauté. Il ne s’agit plus, comme cela pouvait être le cas avec le cinéma et la littérature, de créer des produits dérivés dans une démarche de diversification, mais de déployer un univers complet sur des supports de consommation différents. Dorénavant, un film peut trouver son extension dans un jeu, et inversement. Cette pop culture, qui n’est pas reconnue comme une culture légitime, nécessite pourtant des auteurs capables d’écrire des scénarios, des graphistes à même de construire des univers, des musiciens pour la bande-son et même des comédiens. C’est bien de l’industrie culturelle du XXIe siècle dont nous parlons ! 

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER & NICOLAS BOVE

 

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