La question du statut des travailleurs des plateformes numériques ne cesse de gagner en intensité, partout dans le monde. En France, c’est essentiellement autour de deux secteurs professionnels qu’elle se concentre : les conducteurs de VTC et les livreurs à vélo. Le caractère visible de leurs activités sur un territoire et la normalisation de l’usage de leurs services – ne parle-t-on pas aujourd’hui de « prendre un Uber » ou de « commander un Deliveroo » ? – favorisent sans doute l’émergence de questionnements à leur sujet. Les actions collectives qu’ils mènent n’y sont certainement pas non plus étrangères. Depuis près de deux semaines, rappelons que des livreurs à vélo (et, de plus en plus, à scooter) se mobilisent pour l’amélioration de leurs conditions de travail et de leur rémunération. Dans ce contexte, l’actualité législative et juridique témoigne de l’intensification des interrogations autour du statut juridique des travailleurs des plateformes, tout en contribuant à l’alimenter. S’y reflète la tension qui traverse cette question : d’un côté, le gouvernement tente de légitimer le modèle économique des plateformes de travail (à distinguer des plateformes collaboratives, vouées aux échanges à but non lucratif) en assurant que ceux qui travaillent pour elles sont des indépendants ; de l’autre, les juges ramènent ces derniers vers le salariat en requalifiant les contrats de prestation de services en contrats de travail. 

La loi El Khomri et l’arrêt Elite Taxi

En 2015, la Cour suprême de Californie – État qui a vu naître ce type de plateformes numériques – a clairement rejeté la qualité d’indépendante d’une « conductrice Uber ». En dépit de cette décision, beaucoup ont continué à douter de l’absence d’indépendance des travailleurs des plateformes, le gouvernement français figurant en première ligne dans le groupe des sceptiques. Ainsi, la loi El Khomri du 8 août 2016, en réponse aux mouvements de grève des conducteurs de VTC, a fait entrer dans le Code du travail des dispositions applicables aux « travailleurs utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique », y inscrivant notamment un droit de grève ainsi que l’ouverture d’une couverture contre les accidents du travail (qui privilégie les assureurs « privés » à l’affiliation au régime général). Le rôle des plateformes de travail ne se limite pourtant pas à une simple mise en relation par voie électronique, comme en atteste un arrêt Elite Taxi contre Uber rendu par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) en décembre 2017. Les juges ont en effet considéré que le rôle de la plateforme n’était pas limité à la mise en relation entre une offre et une demande, mais qu’elle créait et organisait l’offre.

L’arrêt Take Eat Easy : première requalification prononcée en France

Le 28 novembre 2018, prolongeant la voie tracée par la CJUE, la chambre sociale de la Cour de cassation écarte l’idée que les plateformes numériques ne sont que de simples outils d’intermédiation, affirmant qu’il s’agit de sociétés qui développent une activité propre et qui recourent pour la réaliser à des contrats de travail. Dans cette affaire, à l’occasion de la liquidation judiciaire de la société Take Eat Easy(plateforme de livraison de repas), le liquidateur avait refusé d’inscrire au passif de la liquidation les demandes du travailleur en paiement des courses effectuées, ce dernier étant lié avec la plateforme comme « prestataire de services ». La haute juridiction a, au contraire, considéré que la plateforme ne permettait pas seulement une mise en relation des livreurs, des restaurateurs et des consommateurs, mais qu’elle exerçait sur le travailleur et son activité un pouvoir de direction et de contrôle. Cette décision a été suivie d’une autre concernant, cette fois-ci, une plateforme de VTC : l’arrêt Uber rendu par la Cour d’appel de Paris le 10 janvier 2019. Cette jurisprudence inaugure un bras de fer opposant les juges au législateur.

Les lois Avenir professionnel et Orientation des mobilités : l’apparition de la « Charte de responsabilité sociale »

En septembre 2018, à l’occasion de l’examen du projet de loi dit « avenir professionnel », un amendement (proposé par le député LREM Aurélien Taché) prévoyait que les plateformes puissent établir des « chartes » « déterminant les conditions et modalités d’exercice de sa responsabilité sociale, définissant ses droits et obligations ainsi que ceux des travailleurs avec lesquels elle est en relation ». Il s’agissait ainsi de « sécuriser » les plateformes contre le risque (avéré) de requalification, les éléments et le respect de la charte ne pouvant constituer des indices de subordination. Le Conseil constitutionnel ayant considéré que l’article introduisant ce dispositif était un cavalier législatif – c’est-à-dire que son contenu a été jugé sans rapport avec le reste du projet de loi –, il a été écarté... pour mieux réapparaître (avec quelques modifications) à l’article 20 du projet de loi d’orientation des mobilités (LOM), toujours en examen au Parlement. 

La proposition de loi relative au statut des travailleurs des plateformes : l’opposition durcit le bras de fer

Mercredi 11 septembre, une proposition de loi relative au statut des travailleurs des plateformes a été déposée par des sénateurs du Groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE). Elle propose d’assimiler les travailleurs à des salariés, c’est-à-dire de les faire bénéficier de la législation sociale tout en adaptant certaines dispositions aux particularités de leurs professions et en accompagnant leur volonté d’autonomie (et non pas d’indépendance) : contrôle de la rémunération, assurance chômage, interdiction des « désactivations » sans motif réel et sérieux, représentation et négociation collective, contrôle des algorithmes et des conditions de travail… Le Sénat semble définitivement être un lieu de résistance au pouvoir gouvernemental. Rappelons que l’article 20 de la LOM avait été rejeté à l’unanimité des communistes… et de la droite. Tout est alors possible pour l’avenir de cette proposition de loi. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !