En quoi la bombe a-t-elle changé notre vision du monde ?

Hiroshima et Nagasaki ont ouvert la virtualité d’une autodestruction de l’humanité par elle-même. À l’époque, c’était techniquement impensable, vu la puissance encore limitée des engins, mais on comprenait que le processus d’auto-annihilation pourrait un jour aller au bout. Aujourd’hui, si Kim Jong-un se révèle capable de lancer une bombe H au-delà des côtes du Japon, le tabou nucléaire sera brisé pour la première fois depuis 1945.

Cela accélère-t-il une prise de conscience du danger ?

Il faut distinguer entre les responsables et la population. En Californie, je travaille avec le gouverneur Jerry Brown et son ami William Perry, ancien secrétaire à la Défense de Clinton. Jusqu’à récemment, Perry pensait que le premier accident nucléaire viendrait d’une bombe dite sale : une bombe conventionnelle entourée de matière radioactive. 

Il estimait que le plus mortel ne serait pas la radioactivité des engins, mais la panique qui suivrait leur éclatement au milieu d’une grande ville. Depuis l’été dernier, Perry a changé d’avis. Il croit qu’un des deux fous va faire sauter une bombe nucléaire. Quant aux gens comme vous et moi, ils restent inconscients du danger. On se baigne comme si de rien n’était sur l’île de Guam (île américaine du Pacifique), cible affichée de la bombe nord-coréenne.

Dans vos écrits, vous expliquez comment l’impossible peut pénétrer dans le réel.

Je suis très endetté envers Bergson ! Le 3 août 1914, l’Allemagne déclare la guerre à la France. La veille encore, le philosophe éprouve ce sentiment paradoxal que la guerre est à la fois très vraisemblable et impossible. Spontanément, on considère que ce qui se produit était donc possible, que le possible précède le réel. Bergson dit non : pour les grands événements, c’est la réalisation qui, rétrospectivement, rend possible la création comme la destruction. Le tableau Les Demoiselles d’Avignon est impossible. C’est le fait pour Picasso de le peindre qui le rend possible. Le possible est rétroactif. Il naît avec le réel. Avant, il n’existe pas. Pareil pour la destruction. Avec Hiroshima, un événement tenu pour impossible est entré dans l’ordre du possible. C’est un choc.

Avez-vous éprouvé ce choc ?

Deux fois. D’abord après le 11-Septembre. Puis l’été dernier, après mon séjour aux États-Unis. J’ai été frappé par la différence de traitement du cas Trump de part et d’autre de l’Atlantique. La presse française dit que Trump est critiquable du fait de sa politique. Aux États-Unis, on dit avant tout qu’il est très dangereux : c’est un garçon de 9 ans qui a le doigt sur le bouton rouge. The Atlantic et le New Yorker, l’un de centre droit, l’autre de centre gauche, pensent que la situation est très dangereuse en raison de Trump, de sa personne. Idem pour Kim Jong-un, considéré comme un dieu en Corée du Nord. 

Dans La Marque du sacré, vous citez cette phrase du philosophe autrichien Günther Anders : « L’Apocalypse est inscrite comme un destin de notre avenir. Nous ne pouvons que retarder indéfiniment l’échéance. »

Anders parle d’un délai, je préfère le mot sursis. Face au risque de guerre nucléaire, nous sommes en sursis. Et la durée de ce sursis raccourcit dangereusement. Pour tenter d’expliquer la situation actuelle, on ressort la fameuse madman theory avancée par le président Richard Nixon pendant la guerre du Viêtnam. À son chef d’état-major, il conseillait ceci : « Dis aux Nord-Vietnamiens que je veux en finir avec le communisme et que mon doigt tremble près du bouton. Fais-moi passer pour fou, et tu verras qu’Hô Chi Minh se précipitera à Paris pour négocier la paix. » C’est l’idée qu’il peut être rationnel de mimer l’irrationalité. Appelons ça la folie.

Vous pensez que Trump et Kim sont dans ce jeu de rôle ?

Quatre cas sont possibles. L’un et l’autre miment la folie. L’un des deux mime la folie et pas l’autre. Ou les deux sont vraiment fous. Le meilleur imitateur de la folie, c’est celui qui est vraiment fou. Sauf qu’il ne l’imite pas ! 

Pourquoi ne croit-on pas au danger ?

Il existe un écart entre notre capacité de produire des engins de mort massive et notre capacité à nous représenter les conséquences de nos inventions. Nous sommes capables de tuer des millions de personnes mais on ne parvient pas à se le représenter. 

A-t-on besoin de prophètes de malheur ?

On n’alarme pas assez, c’est la question. Toute action est ambivalente. Elle a un bon et un mauvais côté. Vous informez et vous créez la panique. Cette notion d’ambivalence est fondamentale. Il faut avoir à l’esprit le rapport au sacré établi par René Girard. Le sacré, c’est ce qu’on vénère et ce qu’on craint. Du sacré, il faut être à la bonne distance. Pas trop près car il brûle, pas trop loin car il nous protège. La bombe atomique en est la parfaite illustration. 

En quoi ?

Je pense qu’il faut une bombe atomique car elle nous protège du fait que d’autres l’ont. Et en même temps, c’est l’horreur. Du trou noir que serait l’autodestruction nucléaire, on ne doit être ni trop près sous peine de tomber, ni trop loin, car si on oublie ce qui nous protège, on oublie le danger. Le philosophe Bertrand Russell était anti-bombe A. Entre 1945 et 1949, pendant les quatre années où l’Amérique était la seule à la posséder, Russel était partisan de détruire l’URSS à titre préventif, pour éviter qu’elle ne se dote de la bombe. Il estimait que deux pays avec la bombe, c’était un de trop. Je ne suis pas d’accord. Une dénucléarisation totale, comme le préconisent beaucoup d’Américains, ne serait pas la bonne solution. S’il n’y avait plus d’arsenal atomique, on se retrouverait en 1945, quand un seul pays la possédait. Ce serait la course à l’armement nucléaire. Le danger serait immense. On peut éliminer les armes, pas le savoir-faire. Trois à quatre mois suffiraient à une puissance nucléaire pour reconstituer un arsenal raisonnable. 

Diriez-vous que la dissuasion a échoué ?

Mon opinion a évolué. Ayons en tête la notion d’ambivalence. Dans le documentaire Le Brouillard de la guerre, Robert McNamara revient sur son action pendant la guerre froide et la guerre du Viêtnam. On lui pose cette question : l’absence de guerre nucléaire veut-elle dire que la dissuasion a marché ? « We lucked out », répond l’ancien secrétaire à la Défense de Kennedy : nous nous en sommes sortis par la chance, le bol ! Il dénombre une trentaine de fois où on est passé tout près d’une auto-annihilation nucléaire de l’humanité, notamment lors de la crise de Cuba. Il semble considérer cela comme des échecs de la dissuasion. Je crois au contraire que c’était la condition nécessaire pour que la dissuasion marche. Il fallait frôler la catastrophe pour se tenir à carreau. Si on était passé très loin, on aurait oublié le danger. 

Revenons alors à Trump face à Kim Jong-un. Où en sommes-nous du possible ?

Cet été, j’ai eu impression que le possible était beaucoup plus près du réel. On est au seuil : le possible est déjà là. J’ai envie de dire que le possible est déjà réel. 

Diriez-vous que la bombe nous protège, ou qu’elle nous menace ?

Les deux à la fois ! Toujours l’ambivalence. Elle nous protège parce qu’elle nous menace. Et c’est parce qu’elle nous menace qu’elle nous protège, qu’on fait très attention. René Girard citait cette phrase de l’Évangile : « Satan expulse Satan. » Seul Satan est capable de s’expulser lui-même. Comme c’est lui qui le peut, il faut qu’il soit là pour pouvoir s’expulser. Même chose pour la bombe : il faut qu’elle soit là pour empêcher qu’elle soit utilisée. 

Vous écrivez pourtant que la principale raison qui a conduit à lancer Little Boy sur Hiroshima, c’est que cette bombe existait. Si vous détenez une arme de destruction, est-il inévitable qu’elle serve ?

Écoutons les historiens : le 17 juillet 1945 à Potsdam, Truman, Staline et Churchill discutent du sort de l’Allemagne. Truman sait que les Japonais se rendront à deux conditions : que l’acte de reddition des Japonais inclue une clause pour maintenir l’empereur en vie et en fonction ; que Staline déclare la guerre au Japon. Or Truman demande à Staline de retarder sa déclaration de guerre. Pourquoi ? Le 16 juillet 1945, la veille, l’opération Trinity a réussi. Truman sait que la bombe A fonctionne, et il s’arrange pour n’avoir pas d’autre solution que de l’utiliser. C’était possible d’y renoncer.

À vous entendre, on se dit qu’il faudrait alerter davantage sur les risques que nous courons tous. Qu’appelez-vous le « catastrophisme éclairé » ?

Ma thèse est qu’il faut considérer la catastrophe comme inévitable, à la manière de l’écrivain Jorge Luis Borges quand il dit de l’avenir qu’il est inévitable, mais qu’il peut ne pas avoir lieu. Cela semble contradictoire. En réalité, on doit considérer que la catastrophe est inscrite dans l’avenir, mais qu’il existe une rature, un avis contraire, affirmant qu’elle n’aura pas lieu. Il faut penser l’avenir comme une superposition d’états, la catastrophe et la non-catastrophe. Nous avons intérêt à ce qu’une voix dise : la catastrophe ne va pas avoir lieu, et qu’une autre voix, même minoritaire, dise qu’elle va avoir lieu. Il faut cette voix pour que nous ayons peur. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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