Il était tôt. La matinée était calme, chaude et belle. Tandis que je regardais pensivement vers le sud à travers les portes grandes ouvertes de la maison, des feuillages scintillants, reflétant la luminosité d’un ciel sans nuage, formaient un ravissant contraste avec les ombres du jardin.

Vêtu d’un caleçon et d’un maillot de corps, j’étais étendu sur le sol du séjour, épuisé au sortir d’une nuit sans sommeil à l’hôpital, où j’avais été de garde pour parer à l’éventualité d’un raid aérien. Soudain, un puissant éclair de lumière me fit tressaillir, puis un second. On garde en mémoire de tels détails : je me souviens parfaitement d’une lanterne en pierre qui se mit à scintiller vivement dans le jardin, et je me demandais si cette lumière provenait d’un éclair de magnésium ou des étincelles causées par le passage d’un tramway.

Les ombres du jardin disparurent. Le paysage, si brillant et ensoleillé un instant auparavant, devint sombre et brumeux. Au travers d’une poussière virevoltante, je pouvais à peine distinguer le pilier en bois qui soutenait un angle de ma maison. Instinctivement, je tentai de fuir, mais des gravats et des poutres tombées au sol me barraient le passage. En me faufilant à tâtons, je réussis à atteindre le couloir, puis à sortir dans le jardin. Submergé par un immense sentiment de faiblesse, je m’immobilisai pour regagner mes forces. À ma grande stupeur, je découvris alors que j’étais complètement nu. 

Que s’était-il passé ? Tout le flanc droit de mon corps était lacéré et saignait. Un grand éclat de quelque chose saillait d’une plaie ouverte à ma cuisse, et quelque chose de chaud s’écoulait dans ma bouche. En la touchant délicatement, je m’aperçus que ma joue était déchirée et que ma lèvre inférieure pendait, béante. Un gros morceau de verre était fiché dans mon cou ; sans y penser, je l’en délogeai, et, avec le détachement d’un homme sidéré et en état de choc, je l’étudiai ainsi que ma main ensanglantée.

Où était ma femme ?

Soudain pris de panique, je me mis à l’appeler en criant : « Yaeko-san ! Yaeko-san ! Où es-tu ? »

Du sang commença à jaillir. Ma carotide avait-elle été touchée ? Allais-je saigner à mort ? Apeuré et perdant la tête, je criai à nouveau : « C’est une bombe de cinq cents tonnes ! Yaeko-san, où es-tu ? Une bombe de cinq cents tonnes est tombée ! » Ma femme, pâle et apeurée, les vêtements déchirés et maculés de sang, émergea des ruines de notre maison en tenant son coude à la main. Sa vue me tranquillisa. Ma propre panique s’étant dissipée, j’essayai de la rassurer. « Tout va bien, m’exclamai-je. Il faut juste sortir d’ici aussi vite que possible. »

Elle acquiesça de la tête, et je lui fis signe de me suivre. Le chemin le plus court pour rejoindre la rue passait par la maison voisine ; nous la traversâmes donc en courant, trébuchant, chutant, puis courant à nouveau jusqu’à ce qu’un obstacle nous envoie nous étaler de tout notre long dans la rue. En me relevant, je m’aperçus que j’avais trébuché sur la tête d’un homme.

« Excusez-moi ! Excusez-moi, s’il vous plaît ! », criai-je frénétiquement. Aucune réponse. Il était mort. Cette tête avait appartenu à un jeune officier dont le corps gisait écrabouillé sous une énorme porte.

Nous nous tenions debout dans la rue, effrayés et ne sachant pas quoi faire, quand une maison qui se trouvait en face de nous se mit à vaciller ; puis, prise d’une violente secousse, elle s’écroula quasiment à nos pieds. Notre propre maison se mit à vaciller elle aussi et, en moins d’une minute, elle s’écroula dans un nuage de poussière. D’autres bâtiments s’effondraient ou basculaient dans le vide. Des flammes jaillissaient et se propageaient sous l’effet d’un vent malfaisant.

Nous prîmes enfin conscience que nous ne pouvions pas rester ainsi dans la rue, et nous nous dirigeâmes vers l’hôpital. Notre maison était détruite ; nous étions blessés et nous avions besoin de soins ; en outre, rejoindre mon équipe était mon devoir. Cette dernière pensée était irrationnelle – dans mon état, à quoi aurais-je bien pu servir ? Nous nous mîmes en marche, mais après vingt ou trente pas, je dus m’arrêter. Mon souffle était court, mon cœur battait fort et mes jambes se dérobaient sous moi. Une soif immense m’envahit, et je suppliai ma femme de me trouver de l’eau. Mais il n’y en avait nulle part. Après un moment, je recouvrai un peu de mes forces et nous pûmes nous remettre en route.

J’étais toujours nu, et quoique je ne ressentisse pas la moindre honte, j’étais troublé à l’idée d’avoir perdu tout sentiment de pudeur. En tournant le coin d’une rue, nous tombâmes sur un soldat qui se tenait désœuvré au milieu de la rue. Il portait une serviette sur une épaule, et je lui demandai s’il pouvait me la donner pour couvrir ma nudité. Le soldat me la céda de bonne grâce, mais il ne proféra pas un mot. Un peu plus tard, je perdis la serviette, et Yaeko-san ôta le tablier qu’elle portait pour m’en ceindre les reins. Notre progression vers l’hôpital était d’une lenteur accablante. Bientôt, mes jambes refusèrent de me porter plus longtemps. La force et même la volonté de poursuivre m’abandonnèrent, et il me fallut dire à ma femme, qui était presque aussi mal en point que moi, de continuer seule. Elle commença par refuser, mais il n’y avait pas le choix. Elle devait continuer et trouver quelqu’un pour venir me chercher.

Yaeko-san me couvrit un moment du regard, puis, sans dire un mot, elle se retourna et se mit à courir en direction de l’hôpital. 

Journal d’Hiroshima © Éditions Tallandier, 2011, traduction Simon Duran

Vous avez aimé ? Partagez-le !