« La crise de Cuba n’est pas terminée. » Cette remarque, formulée par Sebastian Gorka, un conseiller du président Trump, à propos de la confrontation avec la Corée du Nord, montre à quel point ces événements continuent de peser sur les mémoires.

En octobre 1962, une crise internationale se déclenche après la découverte de fusées soviétiques à Cuba, au cours de laquelle les États-Unis mettent en place un blocus de l’île. L’escalade est rapide, ce qui contribue à donner à cet épisode une portée globale. Parmi ses points culminants figurent le discours, largement retransmis, dans lequel Kennedy, le 22 octobre, menace l’URSS de représailles, ou encore la joute qui oppose l’ambassadeur des États-Unis, Adlai Stevenson, à celui de l’URSS, Valerian Zorine, lors d’une session du Conseil de sécurité de l’ONU. Grâce à un effort de diplomatie secrète, la crise arrive à un dénouement : les Soviétiques acceptent d’enlever leurs fusées de Cuba sans rendre public les engagements obtenus en échange de la part des Américains, ceux-ci ayant promis de retirer leurs missiles situés en Turquie, à proximité de l’Union soviétique, et de renoncer à toute tentative d’invasion de Cuba. L’analogie entre la crise actuelle et celle de 1962 traduit une réalité : notre condition de vulnérabilité face au danger nucléaire. 

Dans les années qui précèdent la crise de Cuba, la capacité de destruction des têtes nucléaires est multipliée par mille et l’invention des missiles balistiques qui emportent ces explosifs permet de cibler n’importe quel lieu sur la planète et de le frapper en moins d’une heure : il devient impossible de protéger les populations contre une explosion nucléaire, délibérée ou accidentelle. Aujourd’hui, le monde compte 15 000 têtes nucléaires et les programmes considérables d’investissement dans les arsenaux nucléaires de tous les États dotés ne présagent pas d’un renversement de tendance. 

Dans ces conditions, deux questions se posent : fallait-il avoir peur ? La peur n’est-elle pas simplement le moyen d’une dissuasion efficace ?

Fallait-il avoir peur ? La recherche des vingt-cinq dernières années a établi, contre les versions officielles, que des contingences indépendantes du contrôle des acteurs ont été décisives : Kennedy et Khrouchtchev ne disposaient pas d’un contrôle total sur les arsenaux nucléaires ; les informations à partir desquelles les décideurs des deux camps ont dû se prononcer étaient au mieux partielles et souvent erronées ; les traitements médicaux du président Kennedy auraient pu altérer son jugement, alors même qu’il était constamment en minorité face aux partisans de l’usage de la force ; certains officiers ont fait preuve d’insubordination et la sûreté des armes, à l’époque, laissait largement à désirer. Il a fallu plusieurs décennies et un travail de recherche indépendant et obstiné pour établir que le danger de la crise dite « de Cuba » était considérable, plus grand encore que ce qu’en pensaient ses acteurs. 

La peur est-elle le moyen d’une dissuasion efficace  ? On prétend en général que la crise aurait suscité une peur globale. A posteriori, cette interprétation est compatible avec l’idée que la présence d’armes nucléaires dans les mains d’un adversaire potentiel suscite la crainte salutaire de la possibilité d’une riposte nucléaire qui, elle-même, incite à la prudence. Autrement dit, cette peur serait la condition sine qua non de la dissuasion. Les optimistes la voient ainsi comme un automatisme salutaire.

Mais ces considérations se rapportent bien plus à la situation britannique et américaine qu’à ce qui s’est passé en France. S’il se peut que le général de Gaulle ait pris la mesure du danger et des limites de sa capacité à protéger ses concitoyens, sa communication n’en a rien laissé filtrer. Experts, militaires et intellectuels sont restés silencieux, bien davantage qu’au moment d’Hiroshima. Les citoyens français, qui s’adressaient abondamment au chef de l’État sur de multiples autres sujets, n’ont montré aucune peur dans les lettres qu’ils lui ont envoyées. Des entretiens postérieurs confirment d’ailleurs cette absence de peur. 

Et la peur n’a pas incité Castro à la prudence, bien au contraire. Quant au chancelier Adenauer, les sources montrent qu’il poussait à l’escalade. Contrairement à l’idée reçue, face à la menace nucléaire de 1962, il n’y a pas eu d’automatisme de la peur, pas plus que de lien entre peur nucléaire et prudence.

Cette donnée éclaire les paris au nom desquels experts et décideurs choisissent de perpétuer la vulnérabilité nucléaire globale. La peur nucléaire et le rôle de la chance demeurent pour une large part des énigmes. 

 

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