J - 25. Le radioréveil le redit, rien n’est sûr, faute de « cristallisation ». Entre le vote caché et les indécis tout est flou, le parfait brouillard. Pourtant ce jeudi 30 mars il fait 28 degrés sur le Causse. Là-haut une bête s’est échappée du troupeau, a passé sous la clôture. Des vaches, il y en a peu en Quercy. Le père Couderc est dans sa grange à chercher l’ombre. Le « Grand Débat » à onze est dans cinq jours, du coup c’est le sujet de conversation qui vient. Sûrement à cause du vote caché, ni lui ni moi on ne se dira franchement pour qui on va voter. Son beau-frère nous rejoint. Lui, le vote caché, il ne connaît pas. Il votera Asselineau, « avant que tout explose… » Il nous annonce ça d’un air entendu, comme si c’était le mot d’ordre d’une société secrète, qu’il en allait de l’avenir de la planète. On lui lance un regard, sans trop vouloir le prendre pour un illuminé. C’est donc pas chez Asselineau que se cache le vote caché. 

– Bon. Et pour le veau on fait quoi ?– Il rentrera de lui-même. Finissent toujours par rentrer.

J - 24. Une averse tropicale s’abat sur Limoges, veille de Fête du livre. Des plots de sécurité sont posés dans le caniveau. Selon les lois de l’hydraulique, faire barrage c’est faire monter le niveau. Paraît que Fillon à un meeting s’est pris de la farine. On verra ce soir à la télé, c’est pas urgent. Sous la pluie, un petit groupe distribue des tracts, quel courage. Quel est donc ce candidat qui prend l’eau ? Si c’est Fillon, on est à deux doigts de la recette du quatre-quarts. 

J - 19. Jour du « Grand Débat ». Onze joueurs sur le terrain, chacun dans son camp. Qui sera le Lecanuet du troisième millénaire, le petit candidat qui démarre à moins de 5 % pour finir à 16 et mettre le général de Gaulle en ballottage ? D’un retour de service, Poutou cloue Le Pen en fond de court. C’est la première fois que je la vois rester bouche bée. Est-ce qu’il suffit de sécher un adversaire en direct pour lui prendre cinq points ? Voilà qui rajoute à la marge d’erreur. 

J - 16. Samedi 8 avril. Sous ce franc soleil, le musée de Grenoble est un bloc à la blancheur éclatante, un glacier tombé du mont Blanc. Sur le parvis, un groupe de mélenchonistes distribuent des tracts. Je refuse mécaniquement celui qu’on me tend, mais la discussion s’engage malgré tout. Derrière moi, j’entends un des militants qui lance à je ne sais qui : « Tu viens jeudi fêter les 20 %…? » Je tombe du mont Blanc à mon tour. Mélenchon sera donc jeudi à 20 %. Le savent-ils vraiment ? Un sondage montre Hamon en chute libre et Mélenchon en forte hausse, leurs courbes se sont croisées. Dès lors la barre qualificative s’abaisse ; à ce jour quatre candidats sont qualifiables pour le second tour. La marge d’erreur n’en finit pas de tout gagner. 

J - 15. 9 avril. Pour la première fois, les sondages testent Mélenchon face à Le Pen au deuxième tour. 53/47. On ne sait toujours pas où se cache le vote caché, mais on le dit responsable du succès de Trump et du Brexit, ce qui donne une certaine idée de sa cachette. On additionne tellement les paramètres que je n’arrive plus à assimiler. En plus des indécis, et de ceux qui se taisent, le vote caché se cacherait aussi dans la tête des électeurs de Fillon qui eux-mêmes ne savent pas encore qu’ils vont voter pour lui… Je n’ai plus d’Aspro dans mon sac.

J - 13. Je monte dans le train avec la presse sous le bras. Depuis deux jours Mélenchon est à la une de tous les journaux, dans toutes les têtes. S’il est élu, on prédit en vrac l’effondrement des marchés, le retour de la guerre froide, une Assemblée nationale remplie d’insoumis… Je n’arrive pas à visualiser. Quant à Le Pen, elle est toujours haute, 86 % d’intentions assurées. On va vers un deuxième tour Le Pen-Mélenchon ! Je balaye le compartiment d’un regard, je leur lance un œil à tous… Ce serait donc ça, notre vote caché ? Au bout de  deux cents kilomètres, le train est immobilisé entre Paris et Clermont. Dans une conversation entre des passagers et le contrôleur, j’entends qu’on serait bloqué à cause d’un convoi de chars. Des chars ? On est sur le parcours de l’usine de Roanne. Des chars pas rodés quoi. C’est pour l’export. J’ai eu peur ! 

J - 3. Dernier tour de piste sur France 2. Et si l’incertitude qui plane sur cette campagne venait des candidats eux-mêmes. Cette année tous inquiètent. Aucun n’est rassurant. Pas même Lassalle le berger déboussolé, ni Dupont-Aignan avec ses airs de cadet floué. Seul Macron séduit. Le voir à l’écran gratifie de la sensation flatteuse de mettre un visage sur le directeur de la banque, alors que dans la vraie vie on n’en voit jamais que le guichetier. Puis c’est l’attentat sur les Champs-Élysées. L’angoisse, mais plus seulement des résultats. 

J - 2. 23 heures, nuit glaciale. Autour de Chinon les vignes prennent froid. 29 % des électeurs qui se disent certains d’aller voter pourraient encore changer d’avis quant à leur vote. Les rues sont vides. Période de réserve plus marge d’erreur, pas un chat. Devant l’hôtel trône la gigantesque statue de Jeanne d’Arc, l’épée dans une main, l’étendard dans l’autre. Son cheval est lancé à pleine allure au-dessus des corps ennemis. Aucune des jambes de sa monture ne touche terre. Bon Dieu, mais comment elle tient cette statue, lancée au-dessus du vide, et où va-t-elle retomber ? À l’autre bout du quai y’a la statue de Rabelais. Lui, ce qu’il tient dans la main, c’est une plume. L’histoire c’est aussi dans la marge qu’elle s’écrit.

Jour J. Pendant des mois on a dit que l’abstention pourrait être record. Pourtant il y a la queue à mon bureau de vote. J’ai le trac. Est-ce qu’il en va de la marge d’erreur comme de l’ambiguïté, dont on ne sort qu’à ses dépens ?…

20 heures et quelques. Le grand tort, ce soir, serait bien de croire qu’à compter de maintenant il n’y a plus de marge d’erreur. Alors que si, elle est encore là. Et en un sens c’est tant mieux. Parce qu’elle me tient éveillé. 

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