Dans son clip de campagne elle navigue au grand large. Marine Le Pen doit désormais ramer derrière Emmanuel Macron. En réalité, elle vogue depuis longtemps sur des eaux saumâtres, trop salées ou trop douces. Héritière d’un parti d’extrême droite, elle s’appuie sur son nationalisme xénophobe et son appel à la colère populaire. Mais, désireuse de banaliser son parti, elle doit édulcorer et transcender son propos. L’équation est désespérante. Au début de sa campagne, à l’automne 2016, elle prétend apaiser la France. À la toute fin, elle retrouve les accents de son père, au risque de déconcerter une partie de son électorat potentiel. 

C’est le 17 avril dernier qu’elle a décidé d’électriser son public. Dans l’allée menant au Zénith de Paris, tandis que Gilbert Collard est visé par des cocktails Molotov, l’ambiance est fiévreuse pour son dernier grand meeting. Un jeune homme passe près d’un couple et lance : « fachos ». L’homme rétorque sans se retourner : « pédé ». Dans les gradins de la salle, les bandes de copains déploient les drapeaux tricolores et les banderoles. Marine Le Pen oppose ses « poursuivants » qui veulent « fondre [la France] dans le grand magma de la mondialisation sauvage » et les « patriotes ». Elle propose un « projet fraternel d’union du peuple français, union autour de nos filiations intimes, de notre patrimoine immatériel, nos traditions, notre belle langue, notre culture, notre art de vivre, notre conception du monde et de l’homme, de nos valeurs ». Le public réagit en lançant des insultes à l’évocation des autres candidats et en scandant « On est chez nous ». « On est chez nous, reprend-elle. Cela signifie qu’on ne veut plus voir une France où la loi de la République ne s’applique plus, des cités où les caïds font régner la loi des bandes, des gangs, de la drogue et des mafias »… Au moment où elle martèle qu’« en France on respecte les femmes, on ne les interpelle pas dans la rue avec des propos grossiers, outrageants, on ne leur interdit pas l’espace public, on ne les frappe pas, on ne leur demande pas de se cacher sous des voiles, parce qu’elles seraient impures », une jeune fille monte sur scène, un bouquet de fleurs à la main, le jette sur Marine Le Pen et tente de dénuder son torse. Les gardes de sécurité se précipitent et la rejettent violemment. Trouble général : c’est une Femen ! Très calme, la candidate reprend le fil de son discours. Elle présente son projet de fermeture des frontières et de moratoire immédiat sur l’immigration légale – une nouveauté dans son programme. En cette fin de campagne, la candidate du FN veut souder sa base autour de l’obsession de toujours : l’immigration.

Ces derniers instants quelque peu fébriles ne doivent pas cacher l’essentiel de Marine Le Pen. Elle a certes conservé, en l’enrichissant, l’équation de base de son parti : immigration = insécurité + perte d’identité de la France + fondamentalisme islamiste + délinquance + chômage des nationaux. Mais elle l’a articulée à une vision du monde bien plus ambitieuse et propre à séduire au-delà de l’électorat de son père. C’est ce schéma d’ensemble qui lui a permis d’accéder au second tour. En effet, contrairement à son père qui voulait défendre l’Europe blanche et chrétienne contre les invasions barbares, Marine Le Pen a élaboré, depuis qu’elle a pris la tête du parti en 2011, une véritable doctrine. L’ennemi principal est ce qu’elle appelle le mondialisme, et qu’elle assimile régulièrement à un « totalitarisme ». Nous ne vivons pas seulement, selon elle, sous la dictature des marchés, la tyrannie de l’Union européenne, la domination de la « caste » médiatico-politique, mais bien dans un régime totalitaire. La nuance est fondamentale et permet à Marine Le Pen de dresser un tableau apocalyptique mais (apparemment) cohérent, de la situation des Français. Selon elle, le monde est gouverné par un pouvoir invisible, celui de la haute finance et des grandes entreprises acquises à l’ultralibéralisme. Cette puissance exerce une emprise qui comporte plusieurs étages et divers aspects. Elle dicte ses ordres à l’Union européenne, administration kafkaïenne imaginée pour priver les peuples de leur souveraineté. Nos dirigeants politiques se soumettent à la fois au pouvoir « mondialiste », avec qui ils entretiennent des liens de corruption (comme, d’après elle, son concurrent Macron), et aux instances européennes. Les peuples sont jetés en pâture au capitalisme sauvage. L’un des leviers de la finance est, selon Marine Le Pen, l’immigration, pour des raisons de dumping social : mieux vaut sous-payer un travailleur étranger ou fraîchement débarqué qu’employer un Français. Effet collatéral : l’islamisation du pays, qui détruit son identité, et un second totalitarisme, islamiste cette fois. 

Mais l’action de ces maîtres n’est pas uniquement politique et économique. Elle comporte un volet social, esthétique, moral, affectif, que Marine Le Pen aborde de plus en plus souvent, mêlant les motifs classiques du nationalisme à des références plus surprenantes. Inspirée par Michel Houellebecq et Philippe Murray (dont son ancien conseiller Paul-Marie Coûteaux lui conseillait la lecture), elle dépeint une France muséifiée, transformée en parc d’attractions pour touristes, « un vaste Disneyland pour amuser des enfants esbaudis devant une nature soi-disant préservée » (discours à Châteauroux, le 26 février 2012). Elle déplore la société de consommation et le marketing, responsables de la désagrégation des solidarités traditionnelles, faisant émerger un individu décérébré et égoïste. Elle critique, en évoquant le philosophe Jean Baudrillard, « un monde exclusivement virtuel [et] l’avènement d’un homme nouveau coupé de ses racines, nomade, jetable, esclave de l’ordre marchand ». S’appuyant sur l’auteur de 1984, elle dénonce une « tentative totalitaire de surveillance et de traque des internautes – dont le Big Brother d’Orwell n’aurait pas rêvé et dont le but évident est de tenter de faire taire cette dissidence, ce bouillonnement d’intelligence qui a trouvé refuge sur la Toile » (discours à Paris, 1er  mai 2011). Récupérant le penseur anticapitaliste Jean-Claude Michéa qu’elle dit admirer, elle prend la défense d’un peuple ayant conservé ses vertus anciennes et sa décence contre les bobos de gauche, hédonistes et méprisants. Allant jusqu’à citer, en la trahissant, la philosophe Hannah Arendt, elle stigmatise le « déracinement » dont serait responsable, d’après elle, le nouveau totalitarisme. Mais l’enracinement que Marine Le Pen a en tête est bien plutôt celui de Maurice Barrès, apôtre de la terre et des morts, de la relation charnelle aux paysages et du rejet des « élites cosmopolites ».

En s’adressant aux « oubliés » de la mondialisation, aux « dépossédés » de la crise économique, elle propose un diagnostic global, cauchemardesque, à clé unique – puisque les coupables sont une poignée de financiers anonymes, contrôlant les politiques et les médias. Et elle s’adresse à leur cœur. Dans le petit village de Brachay, en septembre 2016, elle exalte « l’amour d’un pays et d’un peuple, la passion pour une langue, la sensibilité à une histoire et toutes ces petites choses qui font au quotidien ce que nous sommes ». Elle entend faire renaître un « lien affectif et populaire » entre des Français que le mondialisme a voulu métamorphoser en zombies consommateurs. Ce discours de la manipulation, de la désespérance, du sursaut et de la chaleur populaire s’adresse aux jeunes antisystème, aux classes moyennes fragilisées, aux nouveaux pauvres. Il est simpliste et paranoïaque. Mais lorsqu’on évoque cette partie mal connue de l’idéologie mariniste, certains interlocuteurs, peu suspects de sympathie avec les idées du Front national, répondent : « Ce n’est pas faux. »

Outre l’image de leader impitoyable à la Poutine, de candidate anti-immigration et anti-islam, ce discours vient en tout cas de porter ses premiers fruits.  

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