Paris, printemps de nuit, restaurant désert du VIIe arrondissement. Emmanuel n’apprend pas à aimer dans les manuels. Droit dans les yeux, j’avance : « Tu n’as pas de surmoi, pas d’écran entre toi et les autres. C’est ton charme et ta faille. Voilà pourquoi tu peux déborder sur le crime contre l’humanité, voilà pourquoi tu sors des rails, parfois. » Tu meurs de rire, Brigitte aussi. La séduction, le regard, le toucher des épaules, des bras, la qualité d’écoute, l’empathie, toujours. La comédie sociale, un peu moins qu’auparavant. Dépassées, les galanteries utiles. Écrasé, le don de soi, sous le pilote automatique d’actions. Il y a les cheveux blancs, soudainement apparus sur tes tempes, marques d’un paradoxe entre ta prise de hauteur et ton dépouillement. Lancé à la conquête de l’Ouest, tu as reçu le monde en pleine face, comme une paire de gifles.

Ce que tu es, ce que tu étais. Ta rondeur, ta souplesse partagent aujourd’hui leur couche avec une volonté, une rigidité régalienne. Le sentiment d’un homme qui croise son destin dans l’établissement de principes, l’identification presque mystique à la Nation. Le rapport au peuple a supplanté le rapport à l’autre. L’appétence pour le pouvoir et ses coulisses a cédé la place au désir transcendantal, ultime dépassement de soi. Mutation. À l’Élysée puis au gouvernement, tes veines se sont imbibées d’autres aspirations que celles des fonctions. Loin des François Pérol, Sébastien Proto et autres fusibles de la haute administration glissés dans le cœur du réacteur, tu construis en kinopanorama. Kennedy, Obama, fabricant de fantasmes, vendeur d’espérances, de progressisme, de vertus. Du vent ?

Tu es beau, jeune, intelligent, rêveur. Je ne parviens pas à savoir ce qu’il y a de plus grave. Sans doute serais-tu davantage pris au sérieux si tu avais des lunettes, un appareil dentaire, un ou deux marqueurs précis plutôt que des valeurs de gauche et un réalisme de droite. Une partition réduite à l’égrenage de mesures radicales serait plus profitable que ton combat pour sortir d’une assignation à résidence. Mais voilà, tu es pris au piège de toi-même, enfermé par ton nœud gordien, ton graal initial : te libérer, créer, contrer l’origine, le parcours, la formation, l’histoire, outrepasser « ce pour quoi on est fait, ce que vous réserve l’existence ». Bienvenue dans ta prison dorée. Celle qui t’a poursuivi toute une vie. Celle qui fait qu’un imaginaire personnel est devenu un imaginaire politique.

Taper dans les murs ne suffit pas toujours à les faire tomber. Tu as construit ta vie personnelle à contre-courant des schémas sociaux. Avant de vouloir changer la France, tu es parvenu, par trois fois, à changer de vie professionnelle. Étouffé par les limites de la fonction publique, tu t’es frotté à celles du système économique privé avant de découvrir les blocages de la classe politique. Alors ton univers, tu l’as inventé. De toutes pièces. Un type inconnu il y a trois ans est devenu présidentiable. Cela en dit long sur toi, sur la France, sur l’état du pays. Ta guerre, tu l’as menée en mode éclair, chef de commando plus que général de division. Tu as besoin du groupe pour travailler seul, comme lorsque tu réécris ce discours pour Bercy, dans la ruche du QG, avant le premier tour. Personne n’ose te déranger alors que tu n’en as pas donné la consigne. Ils savent.

Multiplicité d’empreintes dans ton sillage, en pleins, en creux. Il reste un nouvel élan, une manière sauvage de conquérir le pouvoir. Des « marcheurs » à la communication virale, certains s’ouvrent à la politique, te perçoivent comme l’échappatoire d’un système qu’ils n’aiment pas, qu’ils n’aiment plus. Occasion de découvrir que les Français ont envie de politique alors qu’ils détestent ceux qui l’incarnent. Qu’ils t’adulent, te rejettent ou te moquent, il se produit quelque chose sur ton passage. Réveille-matin, électrochoc ? Les Français sortent de l’encéphalogramme plat. Emmanuel à l’extrême centre, Emmanuel dieu d’un Père-Lachaise qui enterre les éléphants, Emmanuel habité par une foule qui croit alors qu’elle ne croyait plus. Loin de toi, les cars de militants stigmatisés, supporters historiques des matchs de foot auxquels ressemblent les meetings des partis traditionnels. Loin de toi, ceux qui haïssent, vomissent, ne croient plus. Près de toi, ceux qui espèrent. Deux France, deux philosophies, deux candidats du deuxième tour… Il règne chez toi un je-ne-sais-quoi de fraîcheur, d’enthousiasme, de religion monothéiste que l’on découvrirait sur le tard. Mouchoirs. Certains plus évoluent en moins. 

Ton fantasme est à la fois simple et complexe. Tu ne souhaites pas amender le système mais changer la chaudière, ce qui signifie tout et rien. L’absence de lisibilité macronienne n’ayant pas été suffisamment comblée par la pédagogie, le flou, le vide te sont reprochés. Tu refuses le repère droite-gauche, tu ne veux plus que la Sécurité sociale et la protection contre le chômage soient de gauche, tu ne veux plus que le libéralisme économique et l’allégement des charges soient de droite. Tu parles justice et efficacité comme Nicolas Sarkozy, dont tu as d’ailleurs pris certains tics oratoires et gestuels. À sa différence, tu n’as pas attendu le pouvoir pour mélanger les couleurs. De Robert Hue à Alain Madelin, on se gausse ou on loue tes prouesses. Jean-Pierre Raffarin n’est pas (encore ?) venu, « préférant finir le dirty job » comme l’indique l’un de tes lieutenants. À ton égard, les candidats « ont opté pour la salissure », rajoute le même affidé, « mis à part Jean-Luc Mélenchon ». Ah bon ? 

Pendant ce temps, tu vocifères références historiques, littéraires, poétiques. Tu cries au-dessus du lot. Tu programmes de la dentelle tandis que la politique est habituée au « gros rouge qui tache ». Tu espères de l’immatérialité mitterrandienne dans un marigot formaté à la matérialité, pied au plancher. Total : tout le monde ne comprend pas ton braille. Comme tu le dis si bien : « Les Français, c’est madame Bovary. Ils sont écartelés entre le conservatisme et le changement. » Si ce n’est que cette fois, madame quitte Charles. Alors, sur la dernière ligne droite, le hors-système s’estompe. Tu imposes ton va-tout dans un jeu des quatre familles : une droite conservatrice libérale, un centre droit ou gauche européen, une extrême droite poujadiste conservatrice et une extrême gauche populiste. 

Il y a plus périlleux que ton pari flaubertien insensé. Toi, l’enfant terrible d’un gouvernement, tu as construit ta popularité sur la transgression des idées. Ton originalité fondatrice est moins criante dans la conquête du pouvoir. En te lançant dans la campagne, c’est le système que tu as transgressé, pas la pensée. L’exact inverse de ce que tu avais fait dans l’exercice du pouvoir. Pion disruptif de l’armée hollandaise, tu critiquais alors l’impôt sur le capital, le statut des fonctionnaires à vie, allant jusqu’à affirmer que « la vie d’un entrepreneur est bien souvent plus dure que celle d’un salarié ». Pourquoi n’as-tu pas poursuivi le heurt des totems historiques dans ta campagne ? Pourquoi n’avoir pas continué à montrer que cela t’indiffère de tout bousculer ? Reprendras-tu les rênes de l’anti-convention dans l’exercice du pouvoir ? Perversion d’une machine présidentielle à piller la singularité. Pour attraper le pouvoir, il faut résolument trouver des équilibres, passer à la Realpolitik, faire un peu de « politique politicienne ». Dès lors, ton barycentre s’est, un temps, déplacé à gauche, là où se trouvait initialement le réservoir de voix, avant la flamboyance de Jean-Luc Mélenchon. Oubliés la suppression de l’ISF et tant d’autres signaux d’affranchissement idéologique, Jean Pisani-Ferry aux commandes de ton programme économique. Il aura fallu attendre Manuel Valls pour comprendre la portée nocive du ralliement de la gauche. Tandis que François Bayrou draine avec lui l’image d’un ventre mou de la France, ton visage d’homme d’entreprise qui entretient avec la mondialisation un rapport de réalité demeurera-t-il en fond d’écran ?

Changement de chapitre, changement de volume. Icare en marche, tu restes accroché au soleil que tu as conçu. Convaincu que les clivages ne sont que les signes d’une commedia dell’arte, tu attends que les masques tombent. Le tien, pour assumer de nouveau tes aspérités et tes différences, dans la perte du pouvoir comme dans son exercice. Ceux des autres politiques, dont tu crois que la conscience des priorités nationales supplantera les rivalités. L’entre-deux-tours scellera l’avenir d’En Marche !, son existence concrète. Aujourd’hui, il ne s’agit plus d’un homme, de son sort, mais de son œuvre.

Acte II d’un artiste de la campagne lancé à la recherche du sens de la vie, de sa vie. Tu es ramené à la factualité d’un monde que tu as voulu transformer, voulu fuir. Reste ton fossé, ta particularité, ta divergence profonde avec les autres candidats : pour toi, la politique n’est pas une thérapie mais une épreuve de liberté. Envers et contre toi-même. 

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