En février 2020, le Census Bureau, équivalent américain de l’Insee, publiait une étude intitulée Les Tournants démographiques aux États-Unis : projections de 2020 à 2060. Il en ressortait, selon le scénario médian, que dans quatre décennies, ceux que les démographes américains surnomment les « Blancs seulement », c’est-à-dire les Blancs d’origine non « hispaniques » (donc issus d’Europe), ne constitueront plus que 44,3 % de la population américaine. Le Census Bureau étudie quatre options migratoires : une « haute », avec une immigration vigoureusement relancée ; une « moyenne », un peu plus faible que celle des années 2000 ; une « basse » ; et enfin une « option zéro », où le pays se refermerait. « Dans tous les scénarios, la population des “Blancs seulement” est appelée à décliner », conclut-il.

Selon le modèle médian, les « Blancs seulement » passeraient de 61,3 % de la population en 2016 à 44,3 % en 2060. Ils perdraient leur majorité vers 2040-2045. Autant dire demain. Mais, d’ores et déjà, la « diversité » croissante de la population, selon le terme américain, est sensible non seulement sur le pourtour des États-Unis – c’est-à-dire dans les États côtiers et ceux qui, comme le Texas et l’Arizona au sud ou le Michigan et le Minnesota au nord, ont toujours connu de vives poussées migratoires –, mais aussi jusque dans le Midwest et dans les vieux États du Sud. Des « communautés » d’émigrants ont envahi Memphis, au Tennessee, comme Des Moines, la capitale de l’Iowa, et la chaîne de nourriture industrielle mexicaine Taco Bell est présente dans tout le pays ; les gargotes chinoises ou méditerranéennes aussi.

La focalisation des Américains sur les enjeux « ethnoraciaux » est constitutive de l’histoire des États-Unis. Apparu au milieu du XIXe siècle, le « nativisme », c’est-à-dire l’hostilité à l’entrée de nouveaux immigrants, a connu un puissant regain après l’élection de Barack Obama en 2008. Dès la première année de son premier mandat s’est organisé un mouvement, le Tea Party, dont les membres n’étaient pas tous racistes ou xénophobes, mais qui charriait beaucoup des rancœurs contre la première élection d’un « président noir ». Cette mouvance, à ses marges, accueillait une fraction plus radicale, qui récusait l’élection d’Obama sous prétexte qu’il ne serait pas né aux États-Unis. Celle-ci voyait en lui un « musulman » masqué, menaçant la sécurité du pays. Bref, cette mouvance jugeait le nouveau président illégitime. Le 9 juin 2010, Dorothy Rabinowitz, membre du comité directeur du Wall Street Journal, intitulait son article : The Alien in the White-House (« L’étranger à la Maison-Blanche »). Alien, le terme n’était pas anodin. Chez les Américains, il désigne l’« étrange étranger ». Longtemps, les esclavagistes l’ont utilisé pour désigner les Noirs, ces êtres exclus du corps socioculturel de l’Amérique.

Huit ans plus tard, contre toute attente, le système politique fédéral américain permettait à Donald Trump d’entrer à la Maison-Blanche, bien qu’il ait perdu l’élection en nombre de voix (2,8 millions de moins que son adversaire). Très vite, dans la mouvance démocrate et surtout au sein de sa jeunesse éduquée, plus radicale, un sentiment de dégoût mêlé de honte se développait non seulement vis-à-vis de Trump intuitu personae, mais vis-à-vis de tous ceux qui le suivaient aveuglément – ces gens que Hillary Clinton, dans un mot qui lui fut beaucoup reproché, avaient qualifié lors de la campagne de 2016 de despicable, de « méprisables » (le terme, en anglais, ajoutant la connotation de « minables »). « Méprisables », tel est bien ce que pensent la plupart des progressistes américains à l’égard de leurs adversaires.

Qui sont ceux qui forment le cœur de ces deux Amériques, qui ont dérivé toujours plus loin l’une de l’autre tout au long du mandat de Donald Trump. Ce qui les divise principalement tient au regard qu’ils portent sur leur pays. Pour les uns, les États-Unis restent ce pays de Blancs (si possible Wasps, c’est-à-dire protestants anglo-saxons). Dans leur esprit, ceux-ci l’ont bâti et restent les seuls dépositaires légitimes de ses « valeurs ». On rappellera ici que, dans son premier discours de candidature à la présidence américaine, Trump axa son argumentaire sur le rejet des nouveaux immigrants, en particulier des Latinos, qu’il traita de « trafiquants de drogues, de criminels et de violeurs ». Pour les seconds, la véritable Amérique est celle de la « diversité », du « melting-pot », et l’immigration, comme la présence de minorités plus anciennes, constituent un atout majeur.

Opposition radicale, donc. Sauf qu’entre-temps, l’histoire s’est chargée de faire évoluer les termes du débat. La bascule a eu lieu durant le dernier tiers du XXe siècle. Des lois migratoires très restrictives votées dans les années 1920 étaient abolies en 1965 pour, dans une période de forte croissance économique, ouvrir en grand les portes des États-Unis. Entre cette date et 2015, en un demi-siècle, les États-Unis allaient absorber 60 millions de nouveaux entrants, soit 1,2 million de personnes par an. Et surtout, ces derniers étaient fort différents de leurs prédécesseurs. Durant deux siècles, les nouveaux Américains avaient été quasi-exclusivement des Européens. Depuis bientôt six décennies, la tendance s’est totalement inversée. La diversité s’est mondialisée. Désormais, l’immigration vers les États-Unis, légale ou clandestine, est non-européenne à plus de 90 % ! Longtemps massivement hispanique, elle est devenue majoritairement asiatique depuis les années 2010. Et sur la dernière génération, on compte de plus en plus d’Africains, de Caribéens, de Moyen-Orientaux.

La première de ces Amériques rêve d’un pays moins inégal, plus protecteur socialement, moins violent et ouvert à la « diversité ». Elle domine les pourtours du pays, qui regroupent le gros de sa production de richesse, ainsi que les grandes métropoles (63 des 100 premières villes américaines ont des maires démocrates, contre seulement 29 républicains). La seconde rêve de rétablir son Amérique, celle qui lui semble disparaître. Ses partisans vénèrent sa Constitution, écrite en des temps qui garantissaient au seul homme blanc sa primauté « naturelle » et qu’ils interprètent aujourd’hui comme garante du libre port d’armes létales. Comme l’a dit la sociologue Nancy Foner, sa frange la plus déterminée a soutenu Trump dès le premier jour car, de son slogan : « Restaurer la grandeur de l’Amérique », elle retenait le message subliminal : « Restaurer la grandeur de l’Amérique blanche ». Mais ce rêve-là, cette Amérique le pressent aussi, ses adhérents sont quotidiennement confrontés à leur incapacité pratique de l’assouvir, tant la « diversité » se propage. D’où, dans leurs rangs, la poussée de rage due à leur impuissance et l’adhésion aux théories complotistes. Le site QAnon est son dernier porte-voix, qui développe l’idée d’un « complot pédophile » des démocrates contre l’Amérique et appelle ses partisans à préparer le « Grand Réveil » qui en viendra à bout.

Mais, parallèlement au basculement ethnoracial, une autre évolution radicale est intervenue qui a marqué en profondeur la division entre les deux Amériques. Incarnant la puissance des classes moyennes, l’American way of life octroyait au mâle blanc, nourrisseur de sa famille, un statut prépondérant. C’est l’érosion profonde de son statut qui alimente aujourd’hui son sentiment de déclassement et sa nostalgie d’un passé où il fut roi. Car les décennies récentes ont promu un chambardement sans précédent du rapport hommes-femmes dans le domaine de l’emploi et dans le champ politique. Les emplois créés aux États-Unis, plus que dans aucun autre pays développé, se situent dans les services, et les femmes sont plus en mesure d’en bénéficier que les hommes. La santé et le soutien aux personnes âgées, par exemple, y occupent une part croissante, comme partout ailleurs dans l’espace dit occidental. Toutes les statistiques montrent que les mâles américains ont perdu beaucoup plus d’emplois que les femmes dans la crise de 2008-2009, et que celles-ci sont plus à même de trouver ou retrouver un emploi.

Dans les années 2010, les femmes ont aussi spectaculairement investi l’université. Même dans les milieux populaires, elles parviennent plus à terminer un parcours académique que leurs homologues masculins. Les femmes, 50,5 % de la population, fournissent désormais près de 60 % des diplômés. Désormais, leur nombre dépasse celui les hommes dans l’acquisition d’un master ou d’un doctorat tous domaines confondus, y compris scientifiques et technologiques. C’est vrai aussi des étudiantes afro-américaines ou hispaniques, plus susceptibles d’être d’origine populaire. Parmi les Américains de 30-44 ans – la catégorie la plus productive –, il y a désormais plus de femmes diplômées que d’hommes. Depuis dix ans, on ne compte plus le nombre des études qui évoquent la « plus grande capacité d’adaptation des femmes » aux exigences de la modernité, leur « intelligence sociale » supérieure. Et ces femmes sont plus progressistes que les mâles. En 2012, elles avaient voté à 55 % pour Barack Obama, et les hommes à 52 % pour son adversaire Mitt Romney. Quatre ans plus tard, bis repetita : les femmes votaient à 54 % pour Hillary Clinton et les hommes à 52 % pour Trump. Les sondages montrent que, cette fois, elles pourraient avoir voté plus encore en faveur du candidat démocrate.

Corollaire : le désarroi général des mâles, ces inadaptés, et celui des mâles blancs peu fortunés en particulier. D’autant que la conjonction entre l’évolution ethnoraciale et l’émancipation des femmes n’est pas sans conséquences plus larges. Comme le note le rapport démographique cité en préambule, si le groupe racial qui voit sa proportion décroître plus que tout autre est celui des « Blancs seulement », celui qui voit et verra sa part augmenter le plus fortement ne concerne ni les Noirs, ni les Hispaniques, ni les Asiatiques, mais… le groupe des mixed, c’est-à-dire des métis, ceux qui déclarent lors du recensement deux, trois identités ou même plus. Ces métissages tous azimuts que chantent les adeptes de la « diversité », c’est précisément ce qui fait si peur au cœur de l’électorat trumpiste. Sans connaître le résultat du scrutin présidentiel, il est peu risqué de pronostiquer que la faille béante entre ceux qui perçoivent l’immigration et la mixité fondamentalement comme un bienfait et ceux qui voient en elles une calamité, ceux qui louent l’insertion des femmes et des ressortissants des « minorités » dans le corps social et ceux qui y voient une menace pour leur statut dominant, ne disparaîtra pas par enchantement. On peut aussi penser que celle des deux Amériques qui l’emportera in fine apparaît évidente – du moins, si aucune déflagration majeure ne vient entraver les évolutions sociétales profondes du pays. 

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