Les États-Unis sont à la croisée des chemins. Avec le scrutin du 3 novembre, ses électeurs se sont trouvés face au choix le plus difficile et le plus lourd de conséquences de leur histoire récente. Nous pouvions rejeter l’autoritarisme, le nationalisme blanc et la polarisation croissante de la société – suivre, selon la célèbre phrase d’Abraham Lincoln, « les meilleurs anges de notre nature ». Ou bien opter pour une voie nous entraînant toujours plus profond dans le marécage fétide de l’intolérance et de la haine – une voie menant vraisemblablement à l’aggravation de la violence politique et du terrorisme et, sans doute, au fascisme sous une forme ou une autre. Comment nous sommes-nous retrouvés dans cette situation dangereuse ?

La droite radicale américaine se développe et étend son emprise sur la scène politique à partir des années 1980. Si elle représentait au départ une portion de la population relativement faible, opposée au mouvement pour les droits civiques et à la diversité croissante des États-Unis, elle a réussi à se déplacer jusqu’au centre du débat politique américain. Ces dernières années, le président Donald Trump, comme d’innombrables autres politiciens opportunistes, a régulièrement exprimé son adhésion à l’idéologie d’extrême droite, à ses théories du complot et à ses haines diverses et variées.

Mais Trump est autant un symptôme qu’une cause. Et la réalité, c’est que la principale source de la montée des groupes haineux, des crimes de haine et des clivages politiques en Amérique n’a rien à voir avec les algorithmes sur Internet, les maladies mentales, la drogue, les films violents ou toutes autres causes globalement accessoires – n’en déplaise à Fox News et aux autres médias de droite qui persistent à prétendre le contraire pour minimiser l’essor de la violence de droite.

Fondamentalement, la droite radicale s’est développée en réaction aux changements socio-économiques phénoménaux induits par la mondialisation ces dernières années. Il s’agit notamment d’un changement démographique. Avec la chute drastique de la part des Blancs, qui constituaient encore hier 90 % de la population américaine et devraient passer sous la barre des 50 % d’ici à peu près vingt-cinq ans, un nombre important d’Américains blancs en conçoivent du ressentiment. Le changement est aussi économique – avec les difficultés des ouvriers de l’acier, de l’automobile et d’autres industries qui ont vu leur emploi délocalisé dans d’autres pays. Et puis il y a les bouleversements culturels, dont le meilleur exemple est peut-être la légalisation tout à fait inattendue du mariage gay.

Certains héritages de l’histoire américaine jouent aussi un rôle. Le pays n’a jamais affronté pleinement ce péché originel qu’est l’esclavage, comme le montre le mouvement national actuel contre les assassinats de Noirs commis par des policiers. Les inégalités de revenus et le traitement indigne réservé aux minorités défavorisées n’ont fait qu’empirer au cours de ces dernières décennies. Et la réaction révolutionnaire à la monarchie britannique sur laquelle s’est fondée la nation américaine a laissé un puissant héritage idéologique, sous la forme de la profonde défiance qu’entretiennent beaucoup d’Américains à l’égard de l’autorité du gouvernement.

La droite radicale l’est aussi devenue de plus en plus, au fil des décennies. Si l’extrême droite était virulente à l’origine – cherchant principalement à écraser le pouvoir politique des Noirs et des immigrés non protestants –, elle était aussi restaurationniste par essence, au sens où elle aspirait à revenir à l’Éden imaginaire d’un passé dans lequel les hommes blancs dirigeaient le pays, pratiquement sans opposition.

Mais depuis les années 1980, la droite radicale est devenue véritablement révolutionnaire. Plutôt que de chercher à revenir au « bon vieux temps » – perspective de moins en moins atteignable en raison du caractère irréversible de certaines évolutions sociales –, elle veut créer un ethno-État exclusivement blanc dans les frontières du pays actuel, programme qui conduirait inévitablement à la mort de millions d’Américains non blancs. Dans le même temps, elle s’est nazifiée, avec une tendance croissante à considérer les Juifs comme le principal ennemi.

En quatre ans de mandat, Donald Trump a jeté de l’huile sur le feu de la droite radicale. Il a dénoncé et diffamé les immigrés mexicains, les musulmans, les pays d’Afrique noire et des Caraïbes. Il a encouragé la violence contre les manifestants noirs, les personnes arrêtées par la police, les démocrates et les soi-disant militants antifas. Il a instrumentalisé des organes gouvernementaux tels que le département de la Justice pour s’en prendre à ses nombreux ennemis. Il a dénigré les femmes dans des termes incroyablement vulgaires et s’est même vanté d’avoir commis des agressions sexuelles. Il a affaibli des institutions démocratiques clés, telles que les tribunaux. Il s’est refusé à dénoncer les suprémacistes blancs, préférant les traiter en amis. En un mot, Trump a banalisé des idées et des injures cantonnées depuis des décennies bien au-delà des limites d’un discours civilisé.

Que va-t-il se passer après les élections ?

Nous avons déjà assisté à des affrontements dans la rue entre forces pro et anti-Trump, avec des meurtres commis de part et d’autre. Les membres de milices armées d’extrême droite s’en sont pris aux militants de Black Lives Matter et à d’autres manifestants pour les droits civiques dans des villes sous tension à travers tout le pays. Les autorités fédérales ont récemment arrêté plus d’une dizaine de miliciens de ce genre, soupçonnés d’avoir comploté pour kidnapper les gouverneurs démocrates du Michigan et de Virginie, voire pour attaquer le Capitole du Michigan avec environ 200 hommes.

Plusieurs groupes paramilitaires radicaux – tels que les Gardiens du serment (Oath Keepers), les III % (Three Percenters), la Ligue du Sud (League of the South) et diverses milices – ont laissé entendre qu’ils seraient présents dans les bureaux de vote le 3 novembre. Ils semblent réagir aux déclarations répétées et infondées de Trump, selon lesquelles les démocrates projetteraient de truquer les élections. Dans le pays tout entier, les autorités affichent ouvertement leurs craintes de voir des violences éclater pendant le scrutin.

Comme la Conférence des maires américains l’a récemment déclaré : « Les élections de 2020 s’annoncent inédites dans toute l’histoire de notre pays. Il existe des raisons significatives de craindre des tentatives d’intimidation des électeurs ainsi que des manifestations, dont certaines pourraient être violentes, en amont du 3 novembre, le jour du scrutin et ceux qui suivront. »

Difficile de prédire exactement ce qui se passera après les élections. Ces dernières décennies, on a pu constater une tendance à l’accélération de l’expansion de la droite radicale sous les mandats démocrates. Si Joe Biden remporte la présidence – et en particulier si les démocrates s’emparent également du Sénat des États-Unis, ce qui leur permettrait de contrôler effectivement l’ensemble du gouvernement fédéral –, on peut s’attendre à assister à davantage de violences de la part de la droite radicale. Les frustrations entraîneront de façon quasi certaine une hausse du terrorisme d’extrême droite.

Mais si Trump gagne, nous pourrions en fait assister à un schéma similaire. En effet, Trump a fait plus pour enhardir la droite radicale que n’importe quelle personnalité politique de l’histoire récente, et les extrémistes pourraient se convaincre qu’ils sont en train de gagner la bataille pour s’emparer du cœur et de l’âme de l’Amérique. Dans ces conditions, il est presque certain que les crimes de haine contre différentes minorités augmenteront – comme ce fut le cas dans la période qui a immédiatement suivi l’élection de Trump en 2016 –, et il se peut que les tentatives violentes de déclencher une guerre civile se multiplient.

Le trumpisme pourrait-il survivre à une défaite électorale de Trump sous la forme d’un mouvement politique ? Je n’y crois pas. Trump a encouragé et banalisé un mouvement de droite radicale inédit, comparé à tout ce que nous avons connu depuis les années 1960 – époque où le Ku Klux Klan combattait le mouvement pour les droits civiques à coup de bombes et d’assassinats. Mais il n’a pas créé ce mouvement, et il n’en est pas, au véritable sens du terme, le leader. Quant à la manière dont il a gouverné les États-Unis, elle a été si incohérente, émaillée de tant d’erreurs flagrantes – telle son incapacité à contenir la pandémie de coronavirus – que les groupes haineux et les militants de la droite radicale ne le considèrent plus comme le héros qu’il était jadis à leurs yeux.

Certains spéculent sur la possibilité de voir Trump, ancien animateur de téléréalité, tenter de créer une chaîne de télévision à la droite de Fox News pour poursuivre son projet politique, mais ce n’est guère vraisemblable. À la fin de son mandat, le président devra affronter des dettes colossales, un statut de paria au sein des élites, et toute une série d’enquêtes. S’il est peu probable qu’il atterrisse en prison, plusieurs tempêtes menaçantes s’annoncent, qui monopoliseront à coup sûr l’attention de Trump pendant plusieurs années.

Rien de tout cela ne signifie que la droite radicale disparaîtrait si Trump perdait les élections. La colère et le fanatisme réactionnaire caractéristiques de ce mouvement, ainsi que les thématiques populistes qui le sous-tendent, demeureront. De même que certaines des idées emblématiques défendues par Trump, et notamment l’extrême hostilité envers la presse, la colère contre les immigrés et autres minorités, et le climat de misogynie généralisée. Mais si ce mouvement voit émerger de nouveaux leaders, il se tournera probablement vers des personnalités locales plutôt que vers l’ancien président.

L’Amérique n’est pas la République de Weimar des années 1930. Les institutions de la société civile sont beaucoup plus solides, et les sondages indiquent qu’une forte majorité d’Américains s’oppose au glissement récent du pays vers l’autoritarisme. Mais, depuis la fin de la guerre de Sécession – notre première guerre civile, en 1865 –, jamais la nation n’avait paru aussi faible ni ses institutions démocratiques à ce point menacées de subir d’irrémédiables dommages. 

Traduit par MARGUERITE CAPELLE

 

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