Les législateurs des États-Unis ont-ils eu tort ou raison de permettre la réélection du président ? Empêcher que le chef du pouvoir exécutif ne puisse être réélu, paraît, au premier abord, contraire à la raison. On sait quelle influence les talents ou le caractère d’un seul homme exercent sur la destinée de tout un peuple, surtout dans les circonstances difficiles et en temps de crise. Les lois qui défendraient aux citoyens de réélire leur premier magistrat leur ôteraient le meilleur moyen de faire prospérer l’État ou de le sauver. On arriverait d’ailleurs ainsi à ce résultat bizarre, qu’un homme serait exclu du gouvernement au moment même où il aurait achevé de prouver qu’il était capable de bien gouverner.

Ces raisons sont puissantes, sans doute ; ne peut-on pas cependant leur en opposer de plus fortes encore ? L’intrigue et la corruption sont des vices naturels aux gouvernements électifs. Mais lorsque le chef de l’État peut être réélu, ces vices s’étendent indéfiniment et compromettent l’existence même du pays. Quand un simple candidat veut parvenir par l’intrigue, ses manœuvres ne sauraient s’exercer que sur un espace circonscrit. Lorsque au contraire le chef de l’État lui-même se met sur les rangs, il emprunte pour son propre usage la force du gouvernement. Dans le premier cas, c’est un homme avec ses faibles moyens ; dans le second, c’est l’État lui-même, avec ses immenses ressources, qui intrigue et qui corrompt.

Le simple citoyen qui emploie des manœuvres coupables pour parvenir au pouvoir, ne peut nuire que d’une manière indirecte à la prospérité publique ; mais si le représentant de la puissance exécutive descend dans la lice, le soin du gouvernement devient pour lui l’intérêt secondaire ; l’intérêt principal est son élection. Les négociations, comme les lois, ne sont plus pour lui que des combinaisons électorales ; les places deviennent la récompense des services rendus, non à la nation, mais à son chef. Alors même que l’action du gouvernement ne serait pas toujours contraire à l’intérêt du pays, du moins elle ne lui sert plus. Cependant c’est pour son usage seul qu’elle est faite.

Il est impossible de considérer la marche ordinaire des affaires aux États-Unis, sans s’apercevoir que le désir d’être réélu domine les pensées du président ; que toute la politique de son administration tend vers ce point ; que ses moindres démarches sont subordonnées à cet objet ; qu’à mesure surtout que le moment de la crise approche, l’intérêt individuel se substitue dans son esprit à l’intérêt général. Le principe de la réélection rend donc l’influence corruptrice des gouvernements électifs plus étendue et plus dangereuse. Il tend à dégrader la morale politique du peuple, et à remplacer par l’habileté le patriotisme. En Amérique, il attaque de plus près encore les sources de l’existence nationale.

Chaque gouvernement porte en lui-même un vice naturel qui semble attaché au principe même de sa vie ; le génie du législateur consiste à le bien discerner. Un État peut triompher de beaucoup de mauvaises lois, et l’on s’exagère souvent le mal qu’elles causent. Mais toute loi dont l’effet est de développer ce germe de mort, ne saurait manquer, à la longue, de devenir fatale, bien que ses mauvais effets ne se fassent pas immédiatement apercevoir. Le principe de ruine, dans les monarchies absolues, est l’extension illimitée et hors de raison du pouvoir royal. De même, dans les pays où la démocratie gouverne, et où le peuple attire sans cesse tout à lui, les lois qui rendent son action de plus en plus prompte et irrésistible attaquent d’une manière directe l’existence du gouvernement.

Le plus grand mérite des législateurs américains est d’avoir aperçu clairement cette vérité, et d’avoir eu le courage de la mettre en pratique. Ils conçurent qu’il fallait qu’en dehors du peuple il y eût un certain nombre de pouvoirs qui, sans être complètement indépendants de lui, jouissent pourtant, dans leur sphère, d’un assez grand degré de liberté ; de telle sorte que, forcés d’obéir à la direction permanente de la majorité, ils pussent cependant lutter contre ses caprices, et se refuser à ses exigences dangereuses. À cet effet, ils concentrèrent tout le pouvoir exécutif de la nation dans une seule main ; ils donnèrent au président des prérogatives étendues, et l’armèrent du veto, pour résister aux empiétements de la législature.

Mais en introduisant le principe de la réélection, ils ont détruit en partie leur ouvrage. Ils ont accordé au président un grand pouvoir, et lui ont ôté la volonté d’en faire usage. Non rééligible, le président n’était point indépendant du peuple, car il ne cessait pas d’être responsable envers lui ; mais la faveur du peuple ne lui était pas tellement nécessaire qu’il dût se plier en tout à ses volontés. Rééligible (et ceci est vrai, surtout de nos jours, où la morale politique se relâche, et où les grands caractères disparaissent), le président des États-Unis n’est qu’un instrument docile dans les mains de la majorité. Il aime ce qu’elle aime, hait ce qu’elle hait, il vole au-devant de ses volontés, prévient ses plaintes, se plie à ses moindres désirs : les législateurs voulaient qu’il la guidât, et il la suit.

Ainsi, pour ne pas priver l’État des talents d’un homme, ils ont rendu ces talents presque inutiles et, pour se ménager une ressource dans des circonstances extraordinaires, ils ont exposé le pays à des dangers de tous les jours. 

De la démocratie en Amérique, t. I, chap. viii, 1835 

 

 

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