Quel est votre état d’esprit au bout de cette année si éprouvante ?

Avec ma femme, nous sommes restés en quasi-quarantaine depuis le 6 mars. J’ai 80 ans désormais, je dois faire attention, et je mène donc une vie isolée qui, heureusement, ne m’empêche pas d’écrire. De ce point de vue, je fais partie des chanceux. Car le reste du pays, lui, est dévasté. Plus de 230 000 personnes sont mortes du Covid depuis le début de la pandémie – un chiffre qui est sans doute sous-évalué. L’économie s’est écroulée. Et le président Trump et sa cohorte d’imbéciles trouvent tout de même que tout cela est exagéré, qu’on en a trop fait ! Ses propos sont plus que ridicules, ils sont meurtriers. Mais cela lui ressemble tellement… Qui s’en étonne encore aujourd’hui ?

Sa présidence a-t-elle été aussi terrible que vous le craigniez ?

Il y a quatre ans, personne ne pouvait anticiper une telle crise sanitaire. En revanche, j’imaginais bien qu’un jour il devrait affronter une grande crise, internationale, économique ou environnementale, et qu’il y ferait la preuve de son incompétence et de son égoïsme.

Cette crise est arrivée, et il n’a surpris personne quant aux traits qu’il a affichés : incompétent et égoïste donc, mais aussi corrompu et délirant. Bush avait dû affronter le 11 Septembre, Obama, la crise économique, et si je n’étais pas d’accord avec toutes leurs décisions, ces présidents avaient su s’élever à la hauteur de l’événement. Trump, lui, a rabaissé le pays à son faible niveau.

Quel impact a eu la pandémie sur la campagne électorale ?

Elle a indéniablement aidé Biden, en dévoilant les mensonges et l’incapacité de Trump même auprès de son propre électorat. Et heureusement, en un sens, car Biden lui-même n’était pas un candidat très désirable. Si vous me demandiez la qualité que je préfère chez lui, je vous répondrais : sa vice-présidente ! Kamala Harris est un symbole fort, une femme de couleur à la fois brillante et engagée. Je ne verrais pas d’inconvénient à ce qu’elle devienne un jour présidente – après tout, Biden est à peine plus jeune que moi.

Comment voyez-vous l’élection et les premiers jours qui suivront ?

Une chose est sûre, Joe Biden va remporter le vote populaire. De combien ? Voilà la première incertitude. Cela sera-t-il suffisant pour que le résultat soit incontestable ? C’est la seconde, et la plus angoissante aujourd’hui. Car Trump a tant sapé la confiance dans le vote, il a tellement enflammé ses supporters, que je redoute les jours qui vont suivre le 4 novembre s’il perd l’élection d’une faible marge. Entre cette date et le 20 janvier, jour de la passation de pouvoir, nous traverserons une période périlleuse, durant laquelle le résultat de l’élection sera contesté par toutes les voies légales possibles, mais aussi dans la rue. On oublie parfois que nous sommes le pays le plus lourdement armé de la planète. Mettez ensemble beaucoup d’armes et beaucoup de gens en colère, et vous êtes assurés de nourrir une situation explosive. Ce sont les prochains jours qui m’inquiètent, beaucoup plus que le vote lui-même.

Au point de voir une menace sur la démocratie ?

Absolument ! Nous avons des groupes paramilitaires qui paradent dans les rues, un ministre de la Justice qui joue le rôle du shérif du président, et un parfum de désastre qui rôde dans l’air – tous les éléments nécessaires à un coup d’État. Il n’est plus inconcevable pour moi qu’il nous faille faire appel à l’armée pour escorter Trump en dehors de la Maison-Blanche ! Je ne suis pas d’un naturel alarmiste d’ordinaire, mais la situation actuelle m’inquiète au plus haut point.

Vous avez connu comme étudiant les grandes manifestations et les émeutes des années 1960. Le pays est-il plus divisé aujourd’hui qu’il ne l’était alors ?

Il n’a jamais été aussi divisé depuis un siècle et demi. Les émeutes que nous avons connues à la fin des années 1960, après l’assassinat de Martin Luther King et de Robert Kennedy ou les manifestations contre la guerre du Viêtnam, n’étaient pas aussi clivantes, car ces débats ne s’immisçaient pas jusque dans la moindre communauté du pays. Je vis aujourd’hui dans une petite ville, au nord de New York, et la convivialité qui y régnait jusque-là s’est évaporée. Chacun scrute ses voisins, chacun juge son prochain selon ses opinions politiques, sa pratique religieuse, s’il a un drapeau accroché à la fenêtre ou un masque sur le nez. Dans les années 1960, les relations de voisinage étaient toujours cordiales et plaisantes. Aujourd’hui, tout le monde est en colère, méfiant. Et j’ai du mal à voir comment nous pourrions un jour dépasser ces fractures sans un leadership puissant, que nous n’avons sans doute pas connu dans ce pays depuis Franklin Delano Roosevelt. Qui pourrait clamer comme lui : « La seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle-même », et être cru, approuvé, par toute la population ? Aujourd’hui, quiconque dirait cette phrase serait applaudi par une partie du pays et hué par l’autre.

Comment expliquer une telle fracture ?

Les États-Unis sont un pays de contrastes. Dès l’Indépendance, les treize colonies n’avaient pas grand-chose à voir entre elles, entre la Géorgie rurale et sudiste et le Massachusetts industriel et nordiste. Deux cents ans plus tard, rien n’a changé. J’ai sillonné ce pays de long en large, et je suis toujours sidéré par l’hétérogénéité de cette nation. C’est ce qui fait certainement sa beauté, cette diversité culturelle, ethnique, linguistique. Mais aussi sa fragilité. C’est un pays qui peut être vite déchiré si on s’y emploie – et Trump s’y est employé mieux que personne.

Comment ?

Il a libéré les démons de l’inconscient collectif américain : le spectre du racisme, le ressentiment économique, les angoisses vis-à-vis de la sexualité et de la libération des femmes, la misogynie, l’homophobie… Tout ce que nous essayions de combattre ou de refouler, et qu’il a fini par normaliser. Il a offert la possibilité au côté obscur de la psyché américaine de dominer notre comportement en tant que nation. Trump n’a pas créé les démons de l’Amérique. Ceux-ci étaient là avant lui, nous tâchions simplement de les contrôler, de les garder en cage. Mais il leur a ouvert grand la porte, et ces démons sont en train de nous dévorer.

Est-il possible de les remettre en cage ?

C’est la grande question qui va occuper ces prochaines années ! Sincèrement, je ne crois pas que Joe Biden en soit capable. Nous aurions besoin d’un leader qui conjugue le don de la rhétorique d’un Obama et la clarté de la vision d’un Roosevelt. Et je ne vois personne aujourd’hui qui ait ces qualités. Mais il ne faut pas désespérer. Peut-être, si Biden l’emporte, aurons-nous une transition plus apaisée que prévu ? Cela dépendra de la réaction de Trump. Pour lui, la Maison-Blanche est un bouclier. Dès qu’il sera dehors, il devra affronter les conséquences légales de ses actes, qui peuvent l’envoyer en prison ou causer sa banqueroute. Qui sait, peut-être trouvera-t-il un accord et quittera-t-il le pays pour s’installer en Russie, au dernier étage d’un gratte-ciel ? L’ironie serait plaisante…

Dans votre roman Lointain souvenir de la peau, vous dénonciez déjà l’impact des technologies numériques sur nos vies. Quel rôle jouent-elles dans la polarisation actuelle ?

L’avènement des réseaux sociaux et des chaînes d’info câblées, conjugué à l’élimination progressive, ou à la simple disqualification, du journalisme traditionnel, nous prive de plus en plus d’un récit commun. Ces technologies, dont la promesse était de nous rapprocher, de nous unir dans une grande communauté, sont en train de nous isoler et de nous transformer en petites colonies d’élus, où vous ne finissez par communiquer qu’avec des gens qui pensent comme vous. Les médias de gauche, ici, restent dans leur pré carré, ceux de droite aussi, et plus personne ne se parle. Comment se comprendre dans ce cas-là ? Je peux entendre les griefs de mes voisins pro-Trump, leur ressentiment, leurs angoisses, et je peux comprendre pourquoi ils votent contre leurs propres intérêts, parce que ce sont les réflexes du milieu dans lequel j’ai grandi. Mais comment communiquer avec eux ? Nous n’avons aujourd’hui rien en commun, nous ne lisons pas les mêmes journaux, ne regardons pas la même télévision, n’avons pas les mêmes conversations. Je lis le New Yorker et écoute PBS, ils regardent Fox News et suivent leur fil Facebook. Ils vivent au bout de mon jardin, et pourtant leur monde est totalement autre que le mien.

Plusieurs personnages de vos romans, d’Affliction à Continents à la dérive, ressemblent à ces électeurs de Trump. Comment expliquez-vous leur trajectoire ?

Ce sont des gens privés de leur propre histoire. Ils ne saisissent pas les forces qui agissent à leurs dépens pour les exploiter. La guerre de Sécession a été possible, car de riches propriétaires d’esclaves ont convaincu de pauvres Blancs qu’il fallait risquer la mort pour qu’ils puissent garder leur sentiment de supériorité par rapport aux Noirs. Et c’est ce qui arrive encore aujourd’hui : on joue sur la fragilité des pauvres gens, leurs insécurités vis-à-vis de la race, du sexe, de leur place dans l’imaginaire national, pour motiver chez eux le rejet de l’autre. Trump a promis à ces gens qu’ils garderaient le dernier lambeau de prestige et de supériorité qu’il leur reste en se rangeant derrière la bannière de l’Amérique blanche. C’est un bouton qui existe depuis longtemps dans le paysage américain. La plupart des leaders politiques ont été réticents à l’utiliser. D’autres l’ont fait, comme George Wallace dans les années 1960, Ronald Reagan, George Bush père. Et Trump l’a poussé plus fort que n’importe qui.

Viendra-t-il un jour où ce bouton ne fonctionnera plus ?

C’est vrai, on assiste en ce moment au dernier râle de la domination raciale, que ce soit dans la sphère de la politique, de l’économie ou des relations sociales. La démographie américaine change, les Blancs ne formeront bientôt plus la majorité de la population, c’est un processus qui ne peut pas être arrêté. Et je peux comprendre le désespoir que cela crée chez ceux qui n’ont jamais eu d’autre privilège que leur domination raciale ou sexuelle. Ce désespoir ne peut mener qu’à une forme de réaction extrême. Aux États-Unis, cela concerne 30 % de la population adulte, soit à peu près 90 millions de personnes. Cela fait beaucoup de gens désespérés, qui ont du mal à supporter la disparition de leur monde.

Un autre monde, un nouveau rêve américain peuvent-ils venir prendre la place ?

L’histoire nous a montré que, de grandes périodes de crise, pouvaient naître des changements profonds, essentiels, comme l’abolition de l’esclavage ou la reconnaissance des droits civiques dans les années 1960. Peut-être est-ce ce qui va arriver, une lumière dans les ténèbres ? Je ne veux pas paraître trop optimiste, mais nous tenons là l’occasion de changer le cours du destin de ce pays, de faire accepter à ces 90 millions de personnes que le multiculturalisme n’est pas une mauvaise chose ou que le patriarcat mérite d’être relégué dans le passé. Si nous devons traverser cette grande crise, cet incendie national, alors autant souhaiter que quelque chose de positif surgisse de la cendre.

Quels sont vos motifs d’espoir pour l’avenir ?

La production artistique, tout d’abord. Depuis deux décennies, j’ai pu observer l’évolution en littérature, dans la musique, la danse ou le cinéma, vers un abandon progressif du patriarcat blanc et l’émergence de nouvelles voix, de nouveaux univers culturels. Et je suis aussi touché par la colère et l’énergie de la jeune génération face aux questions environnementales et au changement climatique. Un pays ne peut pas fermer les yeux quand sa jeunesse exprime sa colère avec tant de vigueur – je l’ai expérimenté moi-même quand je défilais dans les années 1960 dans les cortèges étudiants. À l’époque déjà, ce sont les jeunes qui ont ouvert la voie aux plus âgés dans le combat pour les droits civiques ou contre la guerre. Aujourd’hui, ce sont eux qui ont pris la main dans la lutte contre le changement climatique. Je le vois dans ma famille, où mes petits-enfants mènent la charge et nous entraînent. Leur détermination me donne de l’espoir. Ou en tout cas m’empêche de sombrer dans la rage et le désespoir qui pourraient parfois me guetter. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

 

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