Peut-on s’approcher du « vrai Molière » ? On y parvient pour Balzac, Flaubert ou Proust dont on a conservé des dizaines de milliers de lettres privées. Mais les correspondances de Molière ont presque entièrement disparu. Comment connaître ses pensées, ses idéaux, ses envies, ses haines, ses amours, ses coups de fatigue et les raisons intimes qui ont pu guider ses choix d’artiste ? Peut-on compenser ce vide en interrogeant ses œuvres ? Quand on ignore tout, on se raccroche à tout, et l’on raconte des histoires imaginaires.

D’où vient qu’on répète de livre en livre que Molière était réservé, colérique, mélancolique et jaloux, et malheureux en amour ? On prête à Molière ce caractère comme on a prêté à Homère la cécité de son personnage, Démocodos. Un parfait cercle vicieux : le caractère de Molière a été déduit du caractère de l’Alceste de son Misanthrope, et c’est à cause de ce prétendu caractère qu’il aurait été conduit à choisir le sujet du… Misanthrope. Mais pourquoi, inversement, ne pas reconnaître Molière dans ces porte-parole du juste milieu, l’Ariste de L’École des maris, Béralde du Malade imaginaire ou le si modéré Philinte du Misanthrope ? Parce qu’ils sont d’abord là pour servir de révélateurs à la folie du personnage principal incarné par Molière.

Où est donc Molière ? Pour sortir de l’impasse, on est tenté d’invoquer le cas du Malade imaginaire. Molière, mort étouffé par une hémorragie quelques heures après la quatrième représentation, n’a-t-il pas éprouvé le besoin de livrer une comédie-testament dans laquelle il sublimait la conscience douloureuse de sa mort prochaine ? C’est touchant, mais la maladie pulmonaire qui aurait rongé Molière est aussi imaginaire que la maladie du personnage principal.

Pas d’épanchement de l’intime dans l’œuvre, donc. Dès lors, pourquoi la médecine est-elle aussi présente dans son théâtre ? Elle surgit dans le théâtre de Molière au lendemain de l’interdiction de Tartuffe (1664) qui l’empêche de se livrer à des satires directes de la religion et des dévots sur son théâtre. Se moquer des médecins, de leur fausse science, de leur manière d’exploiter la peur de la mort qui hante les humains, c’était rappeler que l’homme est en proie à des superstitions exploitées par des hommes en noir, parlant un langage mystérieux avec des mots latins, menaçant des pires tourments ceux qui ne suivront pas leurs prescriptions…

C’est ce Molière-là qui est « notre vrai Molière » : l’homme social et l’Auteur, le chef de troupe adulé par ses compagnons, le meilleur acteur comique de son temps, le protégé de Louis XIV et des puissants, l’entrepreneur de spectacles capable de mener à bien avec le musicien Lully et le maître à danser Beauchamp d’extraordinaires « comédies musicales ». Mais si l’on gratte la surface, apparaît un homme fascinant et attachant. On l’avait surnommé « le peintre ». Aujourd’hui on l’appellerait un humoriste. La différence, c’est qu’avec les humoristes contemporains tout y passe, le sujet de société le plus grave comme le tic insignifiant, alors que Molière choisissait soigneusement ses sujets de satire. Le bourgeois rétrograde qui juge que la femme doit être soumise à son mari, la religion catholique dont la conception du mariage perpétue cette conception inégalitaire des sexes, le dévot zélé qui veut convertir son prochain, le médecin incompétent qui croit qu’on guérit avec des mots et qui n’est qu’un pédant, la femme savante, qui dévoie l’idéal d’instruction qu’on voudrait offrir aux femmes et qui n’est elle aussi qu’une pédante.

Finalement Molière, celui qui n’a cessé de jouer de la folie et de l’aveuglement des hommes en proie à leurs passions, à leurs idées fixes, à leurs conservatismes, reste « notre Molière » parce qu’il est notre contemporain. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !