La question migratoire évolue mal du fait des gouvernants, pas de la société. Ce sujet n’effraie pas les gens. On ne voit pas un refus de la migration. Depuis des années, presque chaque week-end, je me déplace en France pour débattre de ce thème. Il y a des salles pleines de gens qui ont envie d’agir, d’aider. Quand il y a des tests nationaux, comme le grand débat des Gilets jaunes, on s’aperçoit que la question migratoire n’est pas du tout en tête des préoccupations. Pourtant, c’est le seul point qu’Emmanuel Macron a mis en débat à l’Assemblée nationale. Il y a une exploitation politicienne de l’immigration, non seulement dans la rhétorique de l’extrême droite, mais aussi dans la mise en œuvre d’une politique d’extrême droite, dénuée d’humanité, par des responsables comme Gérald Darmanin et ses prédécesseurs. Leur stratégie consiste à labourer sur les terres de l’extrême droite pour la contrer, mais c’est l’effet inverse qui se produit : ça la fait monter ! Lors des dernières élections allemandes, au contraire, l’immigration n’a pas été l’un des thèmes de la campagne. Et l’extrême droite allemande, l’AFD, a perdu des points. Et pourtant l’Allemagne s’est beaucoup engagée sur la question migratoire, notamment quand Angela Merkel a accueilli un million de migrants.

Macron fait tout pour avoir un second tour contre Marine Le Pen. Mais les autres, pourquoi sont-ils sur cette même ligne ? La situation des Républicains est caractéristique de cette déviance. Éric Ciotti est passé à 39 %. Michel Barnier s’est renié avec son projet de moratoire migratoire et sa volonté de s’affranchir de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme – on le croyait gaulliste…

Il faut être clair : la politique migratoire européenne est une politique de non-accueil, d’Europe forteresse. La décision récente d’autoriser la Pologne, la Lituanie et la Lettonie à enfermer les migrants qui arrivent sur leur sol pendant 120 jours, à l’encontre des conventions internationales et des traités européens, voilà l’Europe d’aujourd’hui. Financer le camp de Lesbos avec le plan de relance, c’est incroyable ! Notre groupe a écrit un courrier officiel en demandant si ce plan devait vraiment servir à financer des lieux de privation de liberté… On assiste à une surenchère avec un nivellement par le bas. Quand la Commission européenne nous a présenté le projet de Pacte sur la migration et l’asile, j’ai dit à la commissaire aux Affaires intérieures Ylva Johansson que c’en était fini de la directive Dublin : on est passé à la directive Budapest, le plus bas dénominateur commun d’exigences humanitaires pour que le plan soit accepté par les chefs d’État. Résultat : on renforce les frontières, on renvoie les gens chez eux, on refuse la migration, on supprime l’accueil. On abroge de fait la convention de Genève puisqu’on ne respecte même plus le droit d’asile à la frontière polonaise ! Ainsi, l’Europe joue le jeu de la Biélorussie. On dit tellement que la migration est un problème et que les migrants sont dangereux que son président Loukachenko fait venir des migrants aux frontières et les utilise comme une arme… Il est cynique, mais son cynisme vaut celui de l’Europe.

Je ne sais pas ce que donneront les discussions du Pacte migration et asile. Elles ne font que commencer et on ne sait quand elles aboutiront. Le Parlement européen a adopté un rapport d’initiative pour inciter la Commission à élaborer une proposition : l’abrogation de la directive Dublin a été votée à 70 %. Sur le sauvetage et la recherche en mer, nous défendions l’idée que ces missions soient à la charge de l’Europe et non plus des ONG, mais le vote a été perdu, à quatre voix près. Il manquait des députés chez nous… ça aurait pu passer. Dans les négociations, il y a une crispation de plus en plus marquée à droite. Fin 2017, le rapport Wikström sur la réforme du système de Dublin a été adopté par le Parlement, mais le Conseil ne l’a jamais mis en œuvre car il veut l’unanimité, alors qu’elle n’est requise que pour les textes fiscaux et qu’il n’en a pas besoin sur ces questions-là. Le Conseil bloque, or comment se mettre d’accord avec des Orbán et des Kaczyński ? C’est impossible. C’est donc un argument pour ne rien faire. Les textes en vigueur ne sont eux-mêmes déjà pas appliqués. Concernant l’accueil des Afghans, par exemple, le taux a été à une période de 93 % en France, contre 1 % en Bulgarie… Comment aller chercher des accords avec ces pays alors qu’ils manquent à leurs engagements actuels. Là encore l’Europe ne fait pas respecter ses règlements. Et pas seulement ceux qui concernent les migrants.

Le pape à Lesbos a parlé d’un naufrage de la civilisation qu’il fallait arrêter. Mais comment ? Je raconte souvent cette histoire. Le petit Aylan retrouvé mort sur une plage turque en septembre 2015 a ému tout le monde. J’ai connu le cas d’une famille à Grande-Synthe qui a tenté la traversée. Ils étaient quatre. Tous se sont noyés. On a retrouvé le corps d’un des enfants, six mois après, à 1 400 km de là. Il avait dérivé jusqu’en Finlande. Qui en a parlé ? L’accoutumance est terrible. Macron dit : « Je ne laisserai pas la Manche devenir un cimetière. » Il y a eu pourtant plus de 300 morts depuis 1999. Il serait temps de se réveiller. Je ne sais pas ce qui ferait changer les choses. Je crois à l’éducation populaire. Expliquer ce qu’est la migration. Ceux qui arrivent ici sont une infime partie du total. 87 % des migrations se font dans les pays limitrophes. Un million de Syriens vivent au Liban, car ils n’ont qu’une idée, retourner en Syrie. C’est pareil partout dans le monde. Nous devons prendre notre part. Les pays voisins de l’Afghanistan ont déjà accueilli beaucoup de migrants. À nous d’en recevoir une partie, qui ne sont pas des miséreux comme on le dit souvent. Des patrons embauchent des sans-papiers pour pouvoir continuer leur activité. Le président du Medef Geoffroy Roux de Bézieux l’a dit récemment : l’immigration économique en France est insuffisante ; on manque de main-d’œuvre dans certains secteurs. Il demande qu’on rende « plus simple » le recrutement d’étrangers. On doit faire accepter l’idée que l’immigration est enrichissante pour le pays, qu’elle ne lui coûte pas. Les arguments utilisés pour faire peur seraient ainsi relativisés. Cela ouvre des débats passionnants avec les Français. Il faut prendre le temps d’expliquer. Voici quelques chiffres à mettre en perspective : 120 000 demandes d’asile ont été déposées l’an passé ; 26 000 ont été accordées. En réalité, on n’est pas le pays qui accueille le plus de migrants. En ratio par habitant, on est à la neuvième place de l’Union européenne. Chypre et la Grèce sont devant nous !

Même le langage employé est critiquable : les « appels d’air », la « crise migratoire »… On n’est pas loin du « grand remplacement ». La sémantique est toujours négative. On en parle seulement comme d’un problème. La théorie de l’appel d’air sert à tous les ministres de prétexte pour ne rien faire. Sur le littoral Nord-Manche, à propos des campements de gens qui veulent aller vers l’Angleterre, Bernard Cazeneuve, Gérard Collomb, Matthias Fekl ou Bruno Le Roux, tous ces ministres de l’Intérieur ont tenu le même propos : on ne fera rien là-haut car ça créerait un appel d’air. C’est faux ! Ça n’existe pas l’appel d’air. Ce n’est pas parce qu’on organise un accueil, qu’on leur permet de ne pas dormir dehors, de prendre une douche, d’avoir de la chaleur, que les migrants arrivent par milliers. Au Parlement européen, on a des alliés vraiment humanistes, mais c’est plus compliqué avec le PPE, François-Xavier Bellamy, Nadine Morano, Brice Hortefeux ou autres. Quant aux Grecs, aux Italiens et aux Espagnols, ils souhaitent qu’on arrête de bloquer les migrants dans leur pays. Ils ont raison ! Or, c’est encore ce que les textes prévoient. Le Pacte asile et migration, en cours de discussion, organise ce que j’appelle une solidarité négative. On va, par exemple, examiner une demande d’asile en Grèce ; si elle est refusée au motif que le pays fait face à un afflux qui dépasse le taux de migrants qu’il peut accepter – une notion en soi contestable vu les disparités entre pays –, il faut renvoyer la personne chez elle. On demande alors à un autre pays membre, disons la Suède, d’organiser ce renvoi. La procédure peut durer huit mois ! La personne reste alors enfermée à Lesbos, bien qu’elle n’ait commis aucun crime. Si le retour n’a pas été exécuté, la personne est envoyée en Suède, et de nouveau enfermée. Face à ce mur que l’Europe continue de construire, j’ai déposé, au nom de mon groupe, 358 amendements sur ce Pacte asile et migration.

La Grèce criminalise la solidarité, c’est vrai, mais la France fait pareil. Voyez les procès des « solidaires » de Briançon et de l’agriculteur Cédric Herrou. Certaines maraudes se font de nuit par moins 17 degrés, on voit des migrants arriver en jean et baskets dans la neige, et ceux qui les aident sont condamnés par l’État pour aide illégale au trafic d’êtres humains. En France ! Si Cédric Herrou a été relaxé, le délit de solidarité n’en a pas pour autant été effacé de la loi. Les « solidaires » de Briançon ont même été bannis de la région, comme des bandits de grand chemin, alors qu’ils n’avaient fait qu’aider des gens en péril. Ce durcissement se normalise à l’échelle européenne, comme les refoulements qui se font dans une complète illégalité. Des services européens comme Frontex refoulent à Chypre, en Grèce ou en Italie. On s’assoit sur la démocratie européenne. Que la Commission n’agisse pas me met hors de moi. Je me demande s’il ne faudrait pas l’attaquer en justice. Je suis en train de mener une étude juridique. Lorsque j’étais maire de Grande-Synthe, en 2020, j’ai obtenu une condamnation de l’État français par le Conseil d’État pour son inaction climatique. Si la démocratie n’est pas respectée, la justice doit l’imposer.

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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