Au mois d’octobre 2021, douze pays européens ont écrit à la Commission pour réclamer le financement d’un mur d’enceinte aux frontières extérieures de l’Union européenne. Parmi les signataires, on trouvait une majorité de pays d’Europe centrale et orientale, mais aussi l’Autriche, la Grèce, Chypre ou le Danemark. À l’origine de la démarche : les migrants que le dictateur biélorusse Loukachenko envoyait par milliers aux frontières lituanienne et polonaise, dans l’espoir de déstabiliser l’Union européenne par une nouvelle « crise migratoire ». La Commission européenne a refusé de financer le mur d’enceinte ; il était pourtant souhaité par quasiment la moitié des États membres.

Un mois plus tard, des milliers de migrants se pressaient toujours à la frontière polonaise : Alexandre Loukachenko les avait convoyés en Biélorussie par avions charters depuis le Liban, l’Irak ou la Syrie, avec la promesse d’un visa pour l’Europe, et les avait ensuite précipités sur les barbelés de la frontière polonaise, face à 10 000 soldats, dans un froid glacial. La réponse que les pays européens ont donnée à cette situation dramatique, c’est la construction d’un mur.

La Commission s’y était opposée, et le Conseil est passé outre, comme toujours. Il y a quelques années encore, lorsque le concept de « forteresse Europe » était évoqué dans des travaux de chercheurs ou des plaidoyers d’ONG, c’était sous une forme imagée, pour dénoncer les injustices des politiques d’asile et d’immigration en Europe : personne, alors, n’imaginait sérieusement qu’on envisagerait de construire quelques années plus tard un véritable mur d’enceinte aux frontières de l’Europe.

Ces murs, on le sait, n’ont guère d’effet sur les migrations, sinon de les rendre plus dangereuses et de renforcer l’emprise des passeurs. Mais qu’importe : ils ne s’adressent pas à ceux qui sont à l’extérieur, mais à ceux qui sont à l’intérieur. Il ne s’agit pas tant de décourager ceux qui sont dehors que de rassurer ceux qui sont dedans. De les rassurer quant au fait qu’ils sont nés du bon côté, et que cette frontière déterminera leur identité collective, la démarcation entre le « nous » et le « eux ». C’est ainsi que le nombre de frontières murées et clôturées ne cesse de croître dans le monde depuis la chute du mur de Berlin, depuis ce moment où nous nous étions bercés de l’idée que plus jamais nous n’érigerions de murs pour séparer les peuples les uns des autres.

Si l’Europe en est aujourd’hui réduite à ce « naufrage de civilisation », pour reprendre les mots cinglants du pape François, c’est parce qu’elle n’a pas voulu déployer une politique commune en matière d’asile et d’immigration. Chacun des États membres s’est arc-bouté sur sa souveraineté nationale pour refuser toute gestion commune, tout mécanisme de solidarité. Et chacun de se refermer sur ses frontières nationales, en laissant à l’autre la tâche de gérer ce qui aurait pu, ce qui aurait dû être une responsabilité commune. Au point que la liberté de circulation au sein de l’espace Schengen, pierre angulaire de la construction européenne, s’en trouve aujourd’hui menacée.

Nous ne parvenons plus, aujourd’hui, à penser les migrations autrement qu’à travers un imaginaire collectif de crise. Les images qui composent celui-ci sont celles d’embarcations à la dérive, de corps jetés sur des plages, de camps insalubres, d’hommes, de femmes et d’enfants massés devant des barbelés et des soldats en armes. Et dans une situation de crise – qu’elle soit sanitaire ou économique, et a fortiori si elle est migratoire –, nous nous sentons toujours plus rassurés lorsque les frontières sont fermées. C’est presque devenu un réflexe naturel. C’est pour cela que cet imaginaire de crise pousse naturellement à la fermeture des frontières. Et tous ceux qui ont fait de cette fermeture l’alpha et l’oméga de leur politique en matière d’asile et d’immigration ont parfaitement compris tout le parti qu’ils pouvaient tirer de cet imaginaire.

Le problème est que c’est précisément cette mesure qui provoque des crises humanitaires, qui sont autant de crises de l’humanité, avec plus de 20 000 morts aux frontières extérieures de l’Europe depuis 2014. Il y a là un cycle infernal dont nous ne parvenons plus à sortir aujourd’hui : plus les frontières sont fermées, plus les crises s’accumulent, plus cela nous pousse à vouloir les fermer davantage encore.

C’est aussi sur cette fermeture que va prospérer le commerce des passeurs. Nous nous évertuons à la justifier par la nécessité de lutter contre ces derniers et contre les réseaux de trafiquants, mais c’est exactement l’effet inverse qui se produit : plus la frontière est close, plus les services des passeurs sont indispensables à ceux qui ont un besoin impérieux de la franchir. Ceux-là, qui ont souvent fait un voyage de plusieurs milliers de kilomètres, qui ont pris mille risques, qui ont dépensé des milliers d’euros, ne vont évidemment pas s’arrêter face à un dernier obstacle. Mais ils auront besoin des passeurs pour le franchir. Et ces derniers pourront alors les exposer à des dangers insensés et facturer une fortune leurs services. Les deux grands bénéficiaires de la fermeture sont ainsi les passeurs mais aussi les industries de surveillance et d’armement, qui ont besoin que la frontière reste franchie pour vendre aux gouvernements des équipements de plus en plus sophistiqués et militarisés pour mieux la « protéger ».

Nous ne parvenons plus à voir les migrations comme un phénomène normal ; nous les percevons uniquement comme une crise à gérer, ou à tout le moins comme un problème à résoudre. Ceci fait que nous ne nous résolvons pas à les organiser ; au contraire, nous nous évertuons à vouloir leur résister. Cette entreprise est par nature vouée à l’échec, quand bien même nous essayons de nous convaincre qu’il suffirait de fermer les frontières pour empêcher les migrations. Nous restons coincés dans ce que j’appelle le « paradigme de l’immobilité », cette idée que, dans un monde idéal, chacun resterait chez soi et les migrations n’existeraient pas. Voilà ce qui, je crois, nous empêche de penser politiquement ce phénomène : nous continuons à le considérer comme une sorte d’anomalie des relations internationales.

C’est pour cela que les régimes hostiles à l’Union européenne, comme la dictature biélorusse, ont compris qu’il leur était possible de fomenter des « crises migratoires » pour l’affaiblir et la déstabiliser. À la frontière polonaise, il était pourtant possible d’en sortir par le haut : il était possible d’accueillir ces quelques milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, et de ne pas les laisser mourir de froid dans la forêt ; il était possible de les répartir sur le territoire européen, en s’appuyant sur les initiatives de solidarité et d’hospitalité qui existent partout en Europe ; il était possible de construire sur cette base un système pérenne qui organise l’asile et l’immigration. Ce n’était pas céder au chantage de Loukachenko que de faire cela ; au contraire, c’était se prémunir contre de futurs chantages de ce type. C’était démontrer que l’arrivée de quelques milliers de migrants ne pouvait pas déstabiliser un continent. Construire un mur, par contre, revient bien à céder : c’est l’aveu de faiblesse que le Biélorusse espérait obtenir.

Le corollaire de notre incapacité à organiser les migrations comme une transformation structurelle de nos sociétés, c’est notre incapacité à voir les migrants comme une partie de nous-mêmes. Nous les désignons toujours au pluriel : les migrants, les réfugiés, les étrangers, comme s’ils constituaient un corps organisé, alors que chacun porte en lui, en elle, un parcours de vie et des espoirs différents. Si la frontière est devenue le marqueur par excellence de notre identité collective, alors ceux qui se trouvent de l’autre côté sont forcément différents de nous. C’est ce qui nous autorise à nous demander sans cesse s’ils représentent un coût ou un bénéfice pour les finances publiques, une chance ou un fardeau pour nos sociétés. Comme s’ils n’en faisaient pas vraiment partie. C’est aussi ce qui nous pousse à accepter, peu à peu, des politiques qui les laissent mourir à nos frontières, comme des sous-hommes.

Pendant que des milliers d’entre eux étaient coincés dans le froid à la frontière polonaise, d’autres périssaient dans une mer glaciale, au large de Calais. Ils étaient vingt-sept, comme autant d’États membres de l’Union européenne, comme autant de symboles d’une faillite collective. Ils étaient vingt-sept, hommes, femmes et enfants, dont nous ne saurons à peu près rien, dont nous ne verrons que quelques visages, dont nous ne connaîtrons que quelques histoires. Mais pour que nous continuions à accepter des politiques aussi meurtrières, le récit collectif retiendra qu’ils étaient vingt-sept migrants. Comme si c’était une humanité différente de la nôtre qui avait fait naufrage à Calais. 

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