Lundi dernier, le Premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, est rentré satisfait de sa visite à la frontière biélorusse. Il n’y a pas vu de migrants. Il a rencontré ses gardes-frontières et ses soldats mobilisés contre la « guerre hybride » lancée par son voisin Alexandre Loukachenko. Il s’est assuré que les soldats – « nos héros », a-t-il précisé – ne sont plus hébergés sous des tentes mais dans des bâtiments bien chauffés. Et lors de sa conférence de presse à Varsovie, il a affirmé que la situation à la frontière « s’améliorait ». Le flux migratoire est presque tari. Chaque jour, seules quelques personnes réussiraient à traverser ; elles sont généralement refoulées. Les sanctions européennes contre le régime biélorusse auraient tempéré le comportement de Loukachenko, qui a promis de rapatrier les migrants encore présents chez lui. Content, Morawiecki a vanté l’action de son gouvernement et annoncé la construction prochaine de nouvelles infrastructures : « un barrage, outil de défense efficace au vu de l’expérience d’autres pays ».

On croit rêver. Au même moment la presse indépendante polonaise publie de multiples témoignages et reportages qui contredisent ces affirmations. La crise n’est pas résolue. Il y a toujours des hommes, des femmes et des enfants qui errent des deux côtés de la frontière biélorusse dans des conditions insupportables, certains ont été ramenés en Biélorussie par les gardes-frontières polonais, d’autres ont été abandonnés dans la forêt sans rien, sinon une température de moins 12 degrés. Ce sont, pour ce que l’on en sait par les associations de bénévoles, des Irakiens – beaucoup de Kurdes –, des Afghans, des Syriens, des Somaliens et des Yéménites, tous des ressortissants de pays qui ne sont pas considérés comme « sûrs » par les organisations internationales.

Grupa Granica, un groupe qui coordonne l’action d’une vingtaine d’associations bénévoles, intervient sur place depuis le début du mois d’août. Il mobilise plusieurs centaines de volontaires, collecte dans le pays des aides financières, des vêtements, le minimum nécessaire pour les réfugiés. Il a publié, le 2 décembre, un long rapport sur la situation constatée dans la zone frontalière malgré les interdictions de s’y rendre édictées par les autorités polonaises. Il ne fait pas de doute que la plupart des personnes qui parviennent à traverser la frontière sont refoulées (pratique du push-back). « La stratégie du gouvernement polonais, écrit ce rapport, consiste à empêcher les personnes franchissant les frontières de l’UE en Pologne d’entrer sur le territoire de notre pays et d’entamer des procédures de protection internationale (ou toute autre procédure légale). » Outre que cette attitude est contraire au droit d’asile normalement reconnu par la Pologne, elle est à l’origine de nombreux drames humanitaires. La violence et le cynisme de Loukachenko, qui croyait provoquer une crise en Europe en instrumentalisant des réfugiés acheminés d’Istanbul ou de Damas, ne sont pas seuls responsables.

Chaque jour a son drame. Ainsi, lundi 6 décembre, quand Morawiecki tenait sa conférence de presse, une enfant de 4 ans, fille de réfugiés irakiens, a disparu après avoir été vue pour la dernière fois dans la forêt gelée, vers 22 heures. Alors qu’un homme l’aidait à traverser en la portant, elle avait été séparée de ses parents au moment où ceux-ci s’étaient fait refouler par les gardes-frontières polonais. Les forêts ont été fouillées par des volontaires des villes voisines, Sokółka et Białystok, et ils sont revenus les mains vides. La police a refusé de se mobiliser. Lorsque l’association de volontaires a contacté l’officier de service, elle a répondu ne pas être au courant.

La veille, un site indépendant d’information, OKO.press, publiait une longue série de conversations électroniques (par SMS, WhatsApp…) entre réfugiés et bénévoles, des appels à l’aide auxquels il est difficile de répondre, car la police entrave l’action humanitaire dans la zone d’état d’urgence le long de la frontière. En voici quelques exemples récents. 11 octobre, lieu non précisé, 11 h 16, un réfugié : « Nous sommes quinze personnes. À la frontière. Nous n’avons ni nourriture ni eau. Nous ne pouvons même pas allumer un feu car nous n’avons pas de briquet. Nous mourrons de froid. Aidez-nous s’il vous plaît. Nous voulons juste vivre. Les actions de la Pologne et de la Biélorussie nous tuent. Pourquoi ? Nous ne sommes pas des terroristes, nous sommes des familles et des amis. S’il te plaît, ne nous laisse pas mourir comme ça. Qu’ils nous arrêtent et nous tuent, mais ne permettez pas une mort aussi lente. Parce que nous mourrons ici, chaque jour, lentement. » Un autre message d’une famille près de Kuźnica, à la mi-novembre, des enfants, ni eau ni nourriture. Ils ont peur de la neige. Les bénévoles leur écrivent qu’ils ne peuvent pas les rejoindre ni les aider. Réponse : « C’est dommage. Alors tu dois attendre que nous mourions. » Tous les jours, explique un militant d’une association, nous recevons de tels messages désespérés. Parfois ils parviennent à les aider, à leur apporter un minimum. Un Syrien qui a perdu son frère et sa famille leur demande : « Est-il possible que de si petits enfants soient jetés au milieu de la forêt ? » Oui, c’est possible. C’est même ce qui se passe régulièrement, des deux côtés de la frontière biélorusse, en ce moment.

L’amélioration de la situation dont parle le Premier ministre polonais est un trompe-l’œil. Il se peut que le nombre de réfugiés ait diminué (ce qui est difficile à contrôler). Loukachenko veut faire croire en sa bonne volonté, il a promis de les renvoyer au « Moyen-Orient » selon l’expression de Morawiecki, mais la plupart ne veulent pas. Et la crise humanitaire est toujours là, cruelle.

Quant aux négociations qui avanceraient positivement avec l’Union européenne, elles donnent des résultats plutôt inquiétants. Le 1er décembre, la Commission a présenté une série de mesures assouplissant les contraintes juridiques de l’accueil aux frontières de la Biélorussie avec la Pologne, la Lituanie et la Lettonie. Elles doivent cependant encore être acceptées par le Parlement européen et le Conseil qui réunit tous les chefs d’État.

L’annonce a fait sensation et visait à apaiser les inquiétudes. Le vice-président de la Commission en charge de ces questions, Margarítis Schinás, a insisté sur la solidarité avec les États membres concernés, et sur la volonté de « répondre à une urgence de manière rapide et contrôlée ». Lorsque les responsables d’associations humanitaires polonaises ont eu connaissance des détails du projet, ils ont été pour le moins surpris. Le long texte juridique en question (document 52021PC0752, consultable sur le portail web Eur-Lex) annonce deux nouveautés supposées faciliter l’accueil « des migrations et demandes d’asile » à cette frontière. 

La première, présentée comme humaniste, allongerait le temps disponible pour enregistrer une demande de protection internationale. Actuellement de trois à dix jours, ce délai passerait à quatre semaines. Pourquoi pas, remarquent les humanitaires, encore faudrait-il que les réfugiés puissent atteindre les services compétents. Or, la Pologne a autorisé, par une loi sur les migrations entrée en vigueur le 25 octobre dernier (et contestée), les gardes-frontières à refouler les personnes qui ont pénétré illégalement en Pologne.

La deuxième mesure proposée par la Commission va dans le même sens. En autorisant l’« application de la procédure frontalière accélérée pour décider de la recevabilité et du fond de toute demande », elle ouvre la possibilité aux gardes-frontières de juger, sur la frontière même, de la pertinence d’une demande de protection. Un autre paragraphe ajoute qu’il est possible de « limiter l’effet suspensif automatique d’un recours à toutes les procédures aux frontières » et de « décider si le demandeur peut ou non rester sur le territoire ». Selon Witold Klaus, professeur à l’institut des sciences juridiques de l’Académie polonaise des sciences et expert reconnu de la défense des droits de l’homme et des réfugiés, « l’élément clé de ce document est le fait que certaines personnes ne pourront pas entrer dans la procédure d’instruction de leur demande d’asile, car les gardes-frontières auront trouvé l’examen de leur demande irrecevable ». Ce qui est incompréhensible.

Il veut croire que ces ambiguïtés seront dissipées par le Parlement et le Conseil européen qui doivent encore se prononcer, tout en s’interrogeant sur la signification d’un tel document : « Serait-ce un ballon d’essai, une tentative d’introduire ce type de mécanisme de manière permanente dans le système d’asile européen ? » 

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