« La pêche du jour »
Chers lecteurs, vous trouverez dans la seconde feuille de ce numéro une nouvelle d’Éric Fottorino. Une fable dérangeante sur notre époque. Dès les premières lignes, un dialogue entre un étrange pêcheur et un curieux client nous embarque en mer et éclaire crûment la question migratoire en nous tendant le miroir de nos renoncements à la solidarité. Avec un ton mordant, c’est bien « le crime d’indifférence », selon l’expression de François Mauriac, que l’auteur met en scène, au moment où le sort des réfugiés est instrumentalisé politiquement. Un texte d’intervention, sombre et magnifique.Temps de lecture : 36 minutes
– C’est l’arrivage ?
– Pêché du matin.
– Loin ?
– Devant Lesbos. Et juste en face, sur les côtes de Turquie. Il suffisait de se pencher pour les attraper.
– Vous avez quoi ?
– De tout.
– Mais encore ?
– Du meilleur et du tout-venant. Suivez-moi sous la tente, vous verrez mieux.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Du Malien. Bien conservé. La peau noire, ça protège les chairs.
– Et là ?
– Du Guinéen.
– Moins bon état, non ?
– Trop longtemps à croupir dans les camps de Libye. Coups de pied, coups de fouet, coups de bâton, coups de couteau. Viols. Sans compter les faux départs, les faux espoirs. La torture, parfois. Les simulacres d’exécution. Puis le voyage, trop long.
– Ça donne quoi ?
– Voyez vous-même. Peaux trouées, tuméfiées, éclatées, déchirées. Hématomes. Dents cassées. Chairs tapées de fruit trop mûr.
– Et celui-ci ? Petit calibre, on dirait.
– Origine indéterminée. Je dirais Sahel. Niger ou Burkina, par là. Un enfant. Onze, douze ans. Noyé en début de traversée. Il a avalé beaucoup d’eau. Je vais le laisser dégorger deux ou trois jours.
– Quoi d’autre ?
– Vous avez essayé le Yéménite ?
– Faites voir.
– Vous m’en direz des nouvelles.
– On croirait qu’il sort juste de l’eau.
– Il sort juste de l’eau.
– Dans cet état ?
– Très résistant, le Yéménite. Plus fin que la bonite, d’après les connaisseurs. Vous voulez essayer ?
– On verra. Et celui-là, sous la bâche kaki.
– Trop maigre.
– Je peux voir ?
– Je vous avais prévenu. La peau sur les os, et encore. Regardez la tête de celui-là. Il a dû prendre un câble en acier dans la figure, avec sa lèvre arrachée, le frein coupé. On ne voit que ses dents. Pas facile à écouler. Ou alors au poids brisé.
– C’est quoi ?
– Je casse les prix quand la marchandise est trop abîmée. On fait ça pour les retours de pêche. Les plus pauvres guettent nos bateaux. On se débarrasse des moins bonnes pièces ou des corps démembrés, un bras par-ci, une jambe par-là, une tête quelquefois, quand les requins sont passés avant nous. Je trouve preneur pour ça. Comme pour les morts de froid.
– En Méditerranée ?
– L’hiver, l’eau peut être glacée. Surtout la nuit. L’organisme est tétanisé, les muscles se contractent. La peau, les chairs, tout devient dur. Difficile à préparer. Alors je brade. Au moins je suis débarrassé.
– Et sous le dais rouge, là-bas ?
– C’est autre chose. Déjà réservé.
– Morceaux de choix, on dirait.
– Pour le ministre.
– Une chance de le croiser ?
– Ça m’étonnerait.
– Il vient si tôt que ça ?
– Il ne vient jamais. Il passe commande avant que je parte en mer. Et je lui mets de côté la marchandise dans le bateau. Livrée directement par mes soins.
– Au ministère ?
– Ça dépend si c’est officiel ou privé.
– Aujourd’hui, par exemple ?
– Il reçoit des huiles d’Espagne et de Hongrie. Et aussi le grand Turc, à ce que j’ai lu dans un journal. Un beau défilé d’horribles. On a directement fourni les cuisines du ministère.
– Ses goûts ?
– Les femmes et les enfants qui se sont débattus longtemps.
– Pourquoi ?
– Pour leur courage.
– Je ne comprends pas.
– Il veut manger leur courage. L’important, pour lui, c’est qu’ils aient lutté.
– Vous gagnez bien ?
– Il y a eu des années meilleures. Maintenant on vivote. La concurrence…
– Quelle concurrence ?
– La pêche industrielle.
– Vous parlez de quoi ?
– Les bateaux de l’Europe, les équipages de la bonne conscience, Aquarius et compagnie.
– Qu’est-ce qui vous dérange ?
– Ils les repêchent vivants. Ils prolongent leur calvaire. Si encore ils les rejetaient à l’eau… Heureusement, la plupart sont assez fous pour y retourner de leur propre chef sitôt revenus à leur point de départ. À nous d’être là au bon moment. Je suis patient. L’instinct du chasseur. On finit par les ramasser à la petite cuiller. Certains ne sont vraiment pas beaux à voir. Défigurés de sel et d’algues.
– C’est votre bateau, là ?
– Un vieux rafiot qui appartenait à mon père. Moi, j’étais prof d’humanités.
– Vous êtes sérieux ?
– J’ai l’air de plaisanter ?
– Excusez-moi.
– Ils ont fermé le lycée il y a treize ans. Il aurait fallu partir à Athènes. Mais c’était sans avenir. Plus de place pour les humanités. Tout pour l’économie. Je suis resté ici comme maître-nageur. Puis j’ai repris la barre. Au début, j’ai fait la dorade, le grondin, le loup. Je pêchais à la palangrotte. Des dizaines d’hameçons accrochés à une plaque de liège. Je mouillais au-dessus des fonds rocheux. Je laissais le bateau se dandiner. Je remontais tout ce que je voulais. Du poisson à crever. Maintenant il n’y a rien que des macchabées. Pour crever, ici, on crève. C’en est écœurant. Je peux entreposer quarante pièces à l’arrière. C’est le maximum. Je ne fais pas dans l’abattage.
– Vous allez loin en mer ?
– Pas très. Je fais du cabotage. De la petite pêche côtière. J’évite les embarcations où les fugitifs sont serrés comme des sardines, à avaler des odeurs d’essence jusqu’à la nausée. Je fais plutôt dans l’épicerie fine.
– Drôle d’expression.
– L’idéal, c’est une petite barque d’une vingtaine de passagers qui chavire au bout du voyage. Par temps clair, quand ils aperçoivent les lumières de l’île, ils se détendent. Leur peau luit d’espérance. Ils se requinquent. Ils respirent à pleins poumons, certains poussent des cris de joie. Leur chair revit. Puis soudain, les gardes-côtes leur tombent dessus avec leurs sirènes hurlantes et la lumière violente de leurs projecteurs. Alors ils paniquent. C’est la débandade. Ils se noient avant l’arrivée des uniformes. Je reste en embuscade. Quand la patrouille repart, c’est à moi de jouer. Pas de coups de filet brutaux. J’y vais en douceur. Je les attrape un à un. Vous avez déjà vu des noyés à la dérive ?
– Non.
– Ils ressemblent à de petites bouées qui flottent, surtout les gamins. Ils ont le ventre gonflé d’avoir bu la nuit. Sur mon ardoise, j’écris « Noirs de ligne ». C’est apprécié de la clientèle. Je fais bien attention à ne pas les abîmer en les remontant. Mais il y a du déchet, forcément.
– C’est-à-dire ?
– La plupart ont de l’eau salée plein les poumons. Le monde n’est pas juste. Mais qu’est-ce que j’y peux ? Je dois penser aux vivants, à ma famille que je dois nourrir, pas aux morts. Si j’y pensais, je ne penserais plus qu’à ça tellement il y en a. En réalité, ils comptent pour du beurre. Surtout les Noirs. Vivants, ils n’existaient pas ; noyés, ils existent encore moins. Éjectés de leurs pays, éjectés de leurs bateaux et, pour finir, éjectés des statistiques. Un bataillon de fantômes. Et pourtant, parfois…
– Parfois ?
– Je jette des fleurs sur la mer, là où ils ont fait un trou qui ne veut pas se refermer. Des couronnes rabougries que je vole au cimetière du village, sur de vieilles tombes que tout le monde a oubliées. Je me dis que dans l’eau leurs couleurs vont se raviver. Et que les gars – mais il y a des femmes aussi, et des gosses –, enfin je me dis que tous auront reçu ce geste. C’est beau, ces fleurs qui surnagent un moment.
– Vous les voyez, dans la nuit ?
– Les chrysanthèmes blancs, oui. On croirait des bougies avec des pétales, surtout quand la lune brille et que la mer se déhanche. Et aussi les fleurs en plastique.
– Vous pourriez tenter d’en sauver quelques-uns.
– À quoi bon ?
– Par humanité, justement. Vous avez oublié vos cours ?
– Quand on ne peut pas sauver tout le monde, on ne sauve personne. Et puis… À quoi bon parler de ça ?
– Continuez.
– Il y a des mots qui puent à force de ne plus servir. Des mots pareils à des cadavres. Des mots en décomposition. Vous voulez en entendre quelques-uns ? Accueil. Entraide. Solidarité. Soin. Chaleur. Réconfort. Compassion. Ça sent mauvais, vous ne trouvez pas ?
– Non.
– La Méditerranée est la route maritime la plus meurtrière du monde. Surtout entre la Libye et Malte, jusqu’à l’Italie, dans les eaux internationales, comme on les appelle. Et ici, au large de la Turquie, ou plus loin, le long des côtes monténégrines. On y meurt en masse sans que ça émeuve personne. Surtout pas les dirigeants occupés de leur réélection et des comptes de la nation. Au contraire, les pays dits d’accueil cachent à peine leur soulagement. La mer fait une partie de la sale besogne. Elle met ses victimes en joue avec ses courants, ses tempêtes et son étendue interminable. C’est immense, la Méditerranée, à bord d’un canot en bois qui prend l’eau. Trois cents kilomètres entre la Libye et les côtes italiennes, mille occasions de mourir. Si ça ne suffit pas, s’il y a des rescapés, on crée des délits de solidarité contre qui leur vient en aide. Sauver des vies, par les temps qui courent, c’est un crime.
– Vous exagérez, non ?
– Ceux qui s’y risquent sont accusés d’intelligence avec l’ennemi et même de trafic humain, vous trouvez que j’exagère ? Je vais vous dire la vérité : ça ne servirait à rien de vouloir sauver ces gens au bout de leur détresse. La noyade abrège leur calvaire.
– Qu’en savez-vous ?
– Ils le disent, ceux qui finissent dans les camps de Lesbos ou de Lampedusa, au bout de la jetée de Favaloro.
– Que disent-ils exactement ?
– Qu’ils vivent pire que des animaux. Ils moisissent des jours et des jours dans le dénuement et la saleté sous un soleil de plomb avant d’espérer ê
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