À quel moment la question migratoire s’impose-t-elle dans le débat public ?

Il y a un tournant avec l’émergence du Front national de Jean-Marie Le Pen aux élections municipales de 1983. Avant cela, la question migratoire était un sujet très peu politisé, qui ne touchait que le monde des militants. Ce qui change, c’est, d’une part, l’apparition d’un parti politique qui en fait son thème de campagne privilégié et, d’autre part, l’entrée progressive dans une sorte de frénésie législative autour des questions d’immigration. Entre 1945 et la loi Bonnet de 1980, il n’y a eu aucune loi sur l’immigration dans notre pays, simplement des décrets ou des accords plus ou moins occultes avec les employeurs. Enfin, le recensement de 1975 indique pour la première fois une majorité de migrants d’origine extra-européenne. C’est un tournant qui découle de l’accélération du regroupement familial, lui-même lié à la fermeture de l’immigration en 1974, et qui a complètement changé la figure du migrant.

Les flux de migrations évoluent-ils fortement au cours de ces années ?

À partir du milieu des années 1970, on assiste au tarissement des migrations italienne et espagnole. Dans les années 1980, c’est la grande période de l’immigration portugaise – aujourd’hui encore la première nationalité parmi les immigrés résidant en France. Au début des années 1990, de profonds bouleversements secouent la planète, en particulier la chute du rideau de fer qui permet aux populations de l’Est de fuir. Environ 500 000 personnes ont migré, les trois quarts en Allemagne. Fait moins connu, la Chine laisse aussi sortir des ressortissants devenus encombrants.

« le régime des visas induit une profonde inégalité dans le droit à la mobilité » 

Parallèlement, on observe une généralisation du « droit de sortie » dans les pays du Sud. Les régimes autoritaires délivrent beaucoup plus aisément des passeports, avec la volonté à peine déguisée de laisser les opposants s’en aller pour s’assurer le pouvoir.

Mais ce « droit de sortie » correspond-il forcément à un « droit d’entrée » ?

Non, car c’est aussi la période où l’Europe se structure autour des accords de Schengen, signés en 1985, puis avec la réforme du droit d’asile par les accords de Dublin en 1990. Les portes s’ouvrent d’un côté, mais se ferment de l’autre, et le régime des visas induit une profonde inégalité dans le droit à la mobilité : si on est Afghan, Érythréen ou Soudanais, un passeport ne donne accès qu’à une poignée d’États voisins, alors qu’un passeport européen ou américain permet d’entrer dans plus de 180 pays.

Comment se répartissent aujourd’hui les migrants dans le monde ?

On compte 272 millions de migrants internationaux, répartis à peu près pour moitié entre pays du Nord et pays du Sud. Il y a environ autant d’immigrés en Europe qu’aux États-Unis, 50 à 55 millions, puis viennent les pays du Golfe et la Russie avec 13 millions d’immigrés chacun. Mais la différence de traitement est notable : du Nord au Nord, vous bénéficiez plus ou moins des mêmes droits. Du Nord au Sud, la mobilité est aisée, mais vous pouvez difficilement accéder à la nationalité ou à la propriété. Du Sud au Sud, vous êtes toléré, mais n’avez aucun droit. Enfin, du Sud au Nord, il est beaucoup plus difficile d’entrer dans un pays, mais une fois sur place vous pouvez mener un parcours migratoire et accéder à des droits, jusqu’à la nationalité.

La crise migratoire de 2015 a-t-elle marqué une rupture dans notre rapport à l’immigration ?

Cette crise a mis en avant le manque de solidarité des pays européens. Jusque-là, on avait plutôt été enclins à accueillir les réfugiés, en vertu de la convention de Genève : Vietnamiens, Chiliens, dissidents politiques d’Europe de l’Est, réfugiés algériens dans les années 1990-2000. La guerre civile en Syrie a provoqué un mouvement beaucoup plus important, avec 1,2 million de personnes qui sont venues en Europe, contre 4 millions en Turquie et 1 million au Liban.

« Le modèle allemand est très pragmatique. Cette politique est payante. Nous en sommes très, très loin. »

Ce phénomène est apparu comme une crise à partir du moment où des pays européens ont refusé d’accueillir ces cohortes de réfugiés – la Hongrie, la République tchèque, qui n’acceptaient que les chrétiens… Aux réfugiés syriens se sont ajoutées les populations fuyant l’Afghanistan, l’Irak, ce qui a conduit à une crise longue. Nous n’en sommes pas sortis. Ces pays sont encore loin d’être stabilisés.

Des pays de l’Union européenne ont érigé des murs à leurs frontières. Quel est le bilan de cette politique ?

Ce n’est pas efficace et, surtout, cela a une conséquence négative : plus il y a de murs, plus il y a de passeurs. Le trafic est à la hauteur de l’interdiction. C’est comme la prohibition de l’alcool dans les États-Unis des années 1930, qui a été le terreau de la puissance des mafias. Le phénomène est similaire : les mafias de passage prospèrent, notamment en Libye. En dépit des murs dressés, on peut constater que les migrants continuent de passer, en payant un lourd tribut.

Lors de la crise migratoire de 2015-2016, l’Allemagne a accueilli 1 million de réfugiés. Quel est le bilan six ans plus tard ?

C’est un très bel exemple. Je suis allée en Allemagne à cette époque et les gens étaient plutôt fiers. Il y a eu un effort de toute la population. Des familles ont accueilli des réfugiés sur la base du volontariat. La solidarité s’est développée au niveau des Länder et des mairies. Le pays s’est fortement distingué de ses voisins et la chancelière Merkel a pris alors beaucoup de risques par rapport à son parti, dont on ne peut pas dire qu’il soit pro-migration. Six ans plus tard, il semble que l’intégration est réussie. À l’inverse de la politique française, les Allemands ont mis l’accent sur l’accès au travail et sur les cours de langue avec 1 800 heures obligatoires aussi bien pour les demandeurs d’asile que pour les réfugiés. En France, les demandeurs d’asile n’ont pas accès à des cours de français et les réfugiés peuvent bénéficier de 600 heures, mais depuis peu.

« Pour contrer la peur, il faut recevoir dignement les réfugiés »

Le modèle allemand est très pragmatique. Cette politique est payante et il faut constater que pendant la dernière campagne électorale, il y a eu quasi zéro débat sur l’immigration. Nous sommes, en France, très, très loin de ce modèle.

Comment décririez-vous la politique migratoire en France au cours du dernier quinquennat ?

Par un seul mot : la peur. Peur de l’autre, peur des migrants, peur de l’extrême droite, peur des réactions de la population. Une peur la plupart du temps complètement infondée. Prenez l’exemple de Calais. Que veulent les Calaisiens ? Que le conflit entre le Royaume-Uni et la France cesse, qu’on en finisse avec les accords du Touquet. Ils voudraient tout simplement que les réfugiés disposent d’un abri au-dessus de leur tête et qu’ils puissent manger une soupe chaque jour et accéder à des points d’eau. Ce qui leur est insupportable, c’est qu’on laisse des gens se masser, qu’on les empêche de partir et qu’on leur rende la vie la plus compliquée possible avec l’idée que, plus ils sont mal accueillis, moins ils viendront. Cela ne marche pas ! C’est une mauvaise approche.

« L’immigration clandestine est par définition difficile à cerner »

Pour contrer la peur, il faut recevoir dignement les réfugiés, et non pas laisser ces populations errer comme on le fait dans les grandes villes. En France, que ce soit à Calais, dans la vallée de la Roya ou porte de la Chapelle, on crée l’image de l’indésirable. Ce que les électeurs ne supportent pas, c’est de voir des jeunes de 20 ans désœuvrés dans la rue alors qu’eux ont travaillé dur toute leur vie. De ce constat, ils concluent que les migrants coûtent cher à la société, ce qui est faux. Nous devrions toujours en revenir à la cause et adopter une politique d’intégration rapide, massive, en autorisant toutes ces personnes à travailler immédiatement et, surtout, en ne les laissant pas à la rue.

Quel est le poids de l’immigration, légale et illégale, en France ?

Il y a à peu près 250 000 entrées légales par an. Elles sont principalement liées au regroupement familial – ce qui ne veut pas dire que ces femmes ne vont pas entrer ensuite sur le marché du travail. Ensuite, on a beaucoup ouvert nos frontières aux étudiants, qui sont le grand facteur de changement dans la politique migratoire depuis une vingtaine d’années. Puis vient l’asile et, loin derrière, le travail, lequel concerne 15 % des entrées environ.

L’immigration clandestine est par définition difficile à cerner. Ce que l’on sait, c’est que la France a régularisé 150 000 sans-papiers en 1982. Il a fallu ensuite attendre la circulaire Chevènement de 1997 pour enregistrer une nouvelle régularisation de 140 000 personnes. Depuis, il n’y a eu aucune régularisation massive. Les seuls migrants régularisés le sont au cas par cas, sous la pression des associations, à l’échelon des préfectures.

Si, dans cinq mois, l’un des candidats d’extrême droite était élu et appliquait une politique « zéro migrant », que se passerait-il ?

Rien ou peu de choses. L’essentiel de l’immigration légale est représenté aujourd’hui par le regroupement familial. Le droit de vivre en famille est un principe constitutionnel depuis 1976. Ensuite, l’immigration se compose de dizaines de milliers d’étudiants. Veut-on se priver des étudiants, se fermer au monde ? Enfin, il y a l’asile. Allons-nous être le seul pays en Europe à sortir de la convention de Genève que nous avons signée en 1951 ? Tout cela est impossible légalement. Et, pratiquement, allons-nous placer des soldats armés de mitraillettes tous les cinquante mètres le long de nos frontières ?

« la migration est une réalité qui fait partie du monde d’aujourd’hui, comme la crise climatique »

Il ne faut pas faire une politique pour l’opinion publique, mais choisir une voie efficace, réaliste, rationnelle, qui corresponde au pacte de Marrakech de 2018. Cela revient à favoriser une migration sûre, ordonnée et régulière. 

L’immigration est-elle inséparable de la mondialisation ?

Oui. Certains s’imaginent pouvoir continuer à vivre comme on vivait il y a cinquante ans en pensant que c’était mieux avant. Mais avant, il y avait des guerres, il y avait des tas de choses dramatiques. Ces personnes n’ont pas pris la mesure de la mondialisation dans laquelle on vit. Deuxièmement, les migrations s’accompagnent de toute une série de mobilités : la mobilité de l’information, celle du commerce, du capital… Nous vivons dans un monde interdépendant, et plus les sociétés seront éduquées, plus elles aspireront à la mobilité. Et puis la migration est une réalité qui fait partie du monde d’aujourd’hui, comme la crise climatique, comme les inégalités, comme tout un ensemble de sujets. À nous d’essayer de régler ces questions le mieux possible, le plus rationnellement possible. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON & LAURENT GREILSAMER

 

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