Un fondement du genre tel qu’il est vécu dans notre coin du monde est l’assignation : à chaque naissance, l’observation des organes génitaux dicte le genre de l’enfant. Se crée alors une superposition du genre et de la biologie qui semble aller de soi, partout et depuis toujours. Mais est-ce vraiment le cas ? Réponse rapide : non. Sur toute la planète et à toutes les époques, des sociétés se sont structurées sur des modèles « non binaires » au sens propre et premier de cette expression.

Pour comprendre ces schémas différents du nôtre, partons par exemple à Hawaï et à Tahiti. Dans ces deux cultures îliennes, le terme mahu – traduit approximativement par « homme-femme » – désigne les personnes appartenant à un « troisième genre », qui ne correspond ni au féminin ni au masculin. À Hawaï, cette catégorie de la population était gardienne des traditions culturelles et spirituelles de la région : elle était associée à l’apprentissage et aux cérémonies de la danse hula, un art vivant extrêmement important dans la mythologie hawaïenne. À la suite de la colonisation et de l’annexion d’Hawaï par les États-Unis en 1898, le hula fut peu à peu stigmatisé comme un symbole du paganisme, notamment par les missionnaires. En parallèle, les élites américaines, qui souhaitaient la binarisation de la société, ont progressivement invisibilisé les mahus, bien que cette identité reste représentée parmi les natifs aujourd’hui. À Tahiti, les mahus étaient davantage perçu·e·s comme des sortes d’intermédiaires capables de contacts avec les esprits des ancêtres. Là aussi, la colonisation a contribué à une modification de leur rôle social. De nos jours, la bienveillance à l’égard de cette population n’est plus tellement au goût du jour.

Les peuples natifs d’Amérique du Nord proposent eux aussi d’autres schémas de genre. Au moins cent trente sociétés natives américaines aux États-Unis reconnaissent, non pas deux, mais quatre genres : homme, femme, féminin-masculin et masculin-féminin. Ces personnes non binaires se nomment elles-mêmes les « two-spirit » (double esprit). Elles peuvent être tout d’abord assignées à un genre, et reconnues comme two-spirit par la suite – c’est le cas dans la culture navajo avec les nàdleehi. Mais dans d’autres cas elles sont two-spirit dès leur naissance. Cela est dicté par des facteurs astrologiques, des caractéristiques d’intersexuation ou encore leur ordre de naissance dans certaines familles. 

Ces personnes two-spirit occupent des fonctions sociales très spécifiques et valorisées. Chez les Navajos, par exemple, les nàdleehi façonnent les céramiques rituelles et fabriquent les tissus utilisés lors de cérémonies religieuses. Dans la culture ho-chunk, les personnes two-spirit peuvent voir l’avenir, les destins individuels de leur communauté, et plus largement les périls que cette dernière devra potentiellement affronter. Dans la culture yuki (en Californie actuelle), elles étaient gardiennes de la tradition orale, de la transmission des mythes et de l’histoire de la société, notamment à travers des chansons.

On pourrait multiplier les exemples tout autour de la planète, de l’Inde médiévale aux personnes salzikrum chez les Babyloniens, en passant par les okule et les agule qui, en Afrique centrale, forment un genre à part dans la population lugbara. Même l’histoire de l’Europe contient les traces de personnes trans, binaires et non binaires. À Naples, par exemple, les femminielli sont des figures populaires non binaires, proches des codes de féminité, qui exercent des rôles spécifiques dans la culture, jusque dans le culte catholique. Si l’on en croit la tradition napolitaine, ces personnes sont censées porter chance. 

Ici ou ailleurs, aujourd’hui ou hier, les personnes non binaires sont une réalité. Il s’agit de personnes transgenres et qui ne sont ni hommes ni femmes. Mais la non-binarité est aussi un mot-parapluie, qui désigne plusieurs identités. Certaines personnes non binaires n’ont pas de genre, sont d’un genre neutre ; certaines changent de genre selon les moments ou les besoins ; d’autres sont d’un troisième genre qui n’est pas forcément spécifiquement nommé. Mais dans un contexte comme le nôtre, où société et culture se sont construites sur la binarité de genre, ces personnes sont souvent perçues comme anormales ou ridicules. Cette attitude discriminante, méprisante, s’appelle l’enbyphobie (à prononcer à l’anglo-saxonne, N-B-phobie).

L’enbyphobie se manifeste dans l’impossibilité de notre société à penser spontanément des identités hors du schéma homme-femme, et dans les réactions d’opposition des personnes qui sont confrontées à cette réalité. Connaître l’histoire – la nôtre et celle d’autres peuples – permet de contrer cette invisibilité. 

 

Avec MANON PAULIC & HÉLÈNE SEINGIER

 

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