Le succès que rencontre la notion de genre, d’invention récente, peut étonner. Parler de genre revient en effet à dire que les organes sexuels et le corps ne sont pas déterminants. Ce qui prime est la conscience que l’on a d’être un homme ou une femme. Du point de vue philosophique, on aboutit ainsi à un très étonnant ultra-cartésianisme. Pour Descartes, âme et corps étaient certes séparés mais pouvaient interagir, par l’intermédiaire de la glande pinéale. Désormais corps et conscience sont radicalement séparés, et le corps n’est plus qu’un assemblage de pièces détachées qu’il est possible de modifier à l’envi, comme dans les films de David Cronenberg, grand amateur de Descartes.

Changer de corps sexué s’il ne convient pas à notre conscience est envisageable depuis les progrès d’une chirurgie extrémiste, qui prétend qu’il n’y a aucune limite aux modifications corporelles. De ce point de vue, les utopies transgenres sont proches de celles de transhumanistes, comme Marvin Minsky, qui méprisent la « viande » qu’est le corps. Pour eux, seule compte la conscience, qu’ils envisagent de télécharger sur des puces de silicium afin de lui assurer l’immortalité. Ce mépris du corps rappelle celui des gnostiques, ces hérétiques chrétiens du iie siècle, pour qui le corps était le mal dont il fallait se libérer à tout prix. Seule l’âme a de la valeur. Il y a là, comme dans le transhumanisme, une pulsion prométhéenne. Quand on sépare le genre du sexe, on aspire à se délivrer des contingences d’un corps que l’on n’a pas choisi, qui est limité à un seul sexe, qui sera malade, vieillira et mourra. Foucault lui-même avait évoqué cette « pierre noire du corps », qui s’impose à nous dans sa facticité et dans sa finitude. Le transgenre devient alors le héros d’une nouvelle entreprise de dépassement de soi et d’émancipation de nos limites physiques.

Cette aventure de libération de la tyrannie du corps séduit nombre d’adolescents, d’autant que les industries de la mode, de la musique ou des médias valorisent à l’extrême les transitions de genre. L’adolescence est un âge où l’on a des difficultés à habiter son corps ; or, aujourd’hui, un changement de genre ou de sexe peut être considéré comme une possibilité. On connaît d’ailleurs le rôle des réseaux sociaux dans l’explosion des « dysphories de genre à déclenchement rapide ». La Grande-Bretagne a dénombré 77 consultations pour dysphorie de genre en 2009-2010… contre 2 590 huit ans plus tard. Beaucoup d’enfants ou d’adolescents sont orientés vers des « parcours de transition de genre », avec prise de bloqueurs de puberté, puis d’hormones, et quelquefois de très lourdes opérations de changement de sexe, au risque de leur santé. Mais un certain nombre d’entre eux s’efforcent aujourd’hui de « détransitionner » et de revenir à leur sexe d’origine. Ainsi la jeune Keira Bell, à 23 ans, a porté plainte contre la clinique qui l’avait engagée dans un parcours de transition de genre à l’âge de 14 ans. Elle a gagné son procès.

Avec le remplacement du sexe par le genre, on se coupe de ce que Merleau-Ponty appelait « l’expérience du corps comme être sexué ». On perd par là même notre rapport au monde, car c’est « dans la sexualité de l’homme » que « se projette sa manière d’être à l’égard du monde ». De fait, en temps de pandémie et de confinement, nos vies d’« avatars » électroniques, aux genres purement déclaratifs, nous font désirer de retrouver bientôt le goût et les sensations des corps et du monde. 

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