Depuis la Renaissance, une grande conquête est en cours dans l’histoire de l’art : celle de la liberté individuelle, laquelle permet aux peintres et aux sculpteurs de dire « je » et de s’imposer comme créateur plutôt que d’en rester au stade de la créature aux mains d’un dieu ou d’un prince. Un combat est engagé pour disposer de soi-même pleinement, afin de représenter exactement ce que l’on souhaite – Jésus en croix, une nymphe assoupie ou un âne qui braie… – et avec toutes les licences possibles, au bon vouloir de sa fantaisie. Caspar David Friedrich a passé les 45 ans quand il réalise une des plus fortes icônes de ce difficile et courageux combat séculaire. Il s’agit du Voyageur contemplant une mer de nuages.

Cette œuvre est magistrale parce qu’elle distille la sensation d’ampleur ou d’amplitude (pas seulement l’abstraction un peu factice de l’infini) dans un format relativement modeste. Mais surtout, elle ramasse à merveille ce qui fait l’intensité de la liberté : la hauteur de l’homme sur un rocher, la puissance des éléments que charrie la mèche au vent, l’espace qui se déploie et l’horizon qui attend, la pause et le silence aussi, loin des coercitions sociales. Intense, la liberté l’est également parce qu’elle s’acquiert durement. Ici, en l’occurrence, c’est au prix d’un effort physique et mental : le voyageur a gravi les cimes et affronte le vertige dans un face-à-face solitaire avec la brume et les Alpes.

À raison, on apparie ce tableau au courant romantique, dont l’épicentre se situe en Allemagne, juste après la Révolution française. Le romantisme fait de la liberté une qualité cardinale et parie sur les artistes pour l’incarner. Mais il tend aussi à ce qu’elle infuse partout dans la société. Dans le tableau de Friedrich, le personnage est de dos et le paysage à ses pieds est incertain, suggestif, épars. Il est une lucarne pour l’imagination du public. Friedrich souhaitait que sa peinture fût le déclencheur de visions intérieures pour chacun de ses spectateurs, c’est-à-dire l’agent de divagations, d’analogies et de songes complètement autonomes. L’agent d’une subjectivité. Le Voyageur contemplant une mer de nuages n’est donc pas seulement l’icône de la liberté individuelle à l’époque romantique. Le projet de Friedrich était encore plus ambitieux : il voulait que sa toile participe, de manière active, à l’émancipation mentale de celles et ceux qui la regarderaient.

Il faut dire que cette toile est peinte et présentée dans un contexte plus général où, précisément, de nombreux penseurs investissent l’art de fonctions monumentales. En 1819, par exemple, Henri Saint-Simon déclare que « la force d’imagination » des créateurs, quel que soit leur registre, fera progresser l’humanité vers le « Paradis terrestre » ; il les place ainsi à l’« avant-garde » de la société. On peut également citer Adolphe Thiers. Celui-ci fut d’abord avocat et critique avant d’avoir un destin politique qui le conduit à la présidence de la République entre 1871 et 1873. En 1824, il signe une déclaration qui donne le tournis : « L’art doit être libre, et libre de la façon la plus illimitée. » Ce maximalisme prête à une certaine perplexité. D’abord, parce qu’il est contradictoire dans les termes. En effet, si l’art doit être libre, c’est qu’il ne l’est pas complètement, dans la mesure où la liberté illimitée s’accommode aussi du renoncement à elle-même. Par ailleurs, il y a une cruelle ironie à savoir que celui qui dit cette phrase fera fusiller cinquante ans plus tard les communards et – au passage – censurera toute forme de représentation visuelle de cette guerre civile… Enfin et surtout, parce que la mission soudain assignée à l’art, qui devient une sorte d’espace absolu de l’émancipation, est lourde, très lourde à assumer. C’est un abîme. Et c’est aussi, métaphoriquement, l’abîme devant lequel se trouve l’homme de Friedrich.

La caractéristique de l’esthétique de Friedrich, c’est la représentation de grandes étendues vides. Il fait son succès avec des formules iconographiques relativement simples : des paysages dégagés, baignant dans une lumière mélancolique, pauvres en traces humaines mais souvent regardés par un personnage de dos, parfois grand, comme dans Le Voyageur contemplant une mer de nuages, parfois minuscule comme dans Le Moine au bord de la mer. Il fait son succès, mais il précipite aussi beaucoup d’incompréhension. À l’époque, on peut trouver qu’il s’accorde trop de liberté avec les canons traditionnels qui étaient très narratifs. Il fallait qu’une toile raconte une histoire, délivre un message édifiant, ce que Friedrich, qui voulait exprimer la « tragédie du paysage » ne fait pas de façon directe. Il a donc des partisans, mais également des détracteurs qui se moquent de ce dépouillement extrême.

Sa liberté d’artiste, Friedrich l’a payée cher. Il finit par s’isoler dans un relatif anonymat dans son atelier de Dresde. Il faut dire que sa misanthropie était légendaire et qu’il déclarait lui-même avoir trouvé la bonne manière de ne pas détester les hommes en ne les fréquentant pas… Dans les années 1830, passé ses 50 ans, les visites se raréfient, les collectionneurs n’abondent plus. Il tombe dans l’oubli. Et cet oubli, si incroyable que cela puisse paraître, dure un demi-siècle. Au musée de Dresde, dans les années 1890, les conservateurs ne se rappellent ni son nom ni avoir ses œuvres en stock. Elles végètent en fait dans les réserves. Ce sont des historiens de l’art chevronnés – en particulier le Norvégien Andreas Aubert – qui le redécouvrent et le réhabilitent : en 1906, on présente enfin une trentaine de ses œuvres à Berlin. Cette réhabilitation supposait de la part de ceux qui l’ont conduite une grande liberté d’esprit, une capacité à s’arracher aux modes, aux opinions toutes faites. L’art est au fond souvent la rencontre entre deux libertés : celle de celui qui crée, celle de celui qui regarde. Et qui regarde avec ses yeux et non avec ses oreilles.

Le Voyageur contemplant une mer de nuages est aujourd’hui une œuvre vedette, mondialement connue et par conséquent souvent revisitée. Pendant le confinement, l’un des détournements, hilarant, avait inséré un policier à côté du personnage sur son promontoire. Il lui demandait s’il avait son attestation pour sortir… Ce merveilleux trait d’humour racontait aussi quelque chose de notre liberté d’aujourd’hui : alors que nos possibilités d’aller et venir sont de plus en plus administrées et paramétrées (crise sanitaire ou non), l’image de Friedrich matérialise notre nostalgie des grands départs et des décentrements radicaux. 

 

Huile sur toile conservée au musée de Hambourg, Le Voyageur contemplant une mer de nuages (vers 1817, 95 × 75 cm) fait partie d’un corpus connu d’environ cinq cents œuvres de Caspar David Friedrich. Comme celles-ci sont dans leur immense majorité conservées en Allemagne et n’en bougent pas à cause de leur fragilité et de leur préciosité, il est très difficile de voir des tableaux de l’artiste hors de son pays natal. En France, le Louvre a néanmoins deux petites toiles exceptionnelles, mais peu connues du grand public : un Bord de mer au clair de lune et surtout L’Arbre aux corbeaux, exécutées respectivement en 1818 et 1822. Une bonne alternative à La Joconde, pour une prochaine visite…

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