« Je m’exprime de l’intérieur d’une cage »
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La liberté de s’exprimer est une chose après laquelle je cours depuis longtemps, toute une vie. Pour beaucoup d’écrivains qui ne sont pas chinois, il doit être difficile de comprendre pourquoi il est si compliqué en Chine pour les gens qui écrivent de s’exprimer librement.
J’aurais dû mal à l’expliquer moi-même. Car depuis que je suis en âge de raisonner, je m’exprime de l’intérieur d’une cage. Personne ne m’a jamais appris qu’on pouvait s’exprimer librement. Au contraire, l’éducation que j’ai reçue m’a éternellement rabâché : « Il n’est pas permis de dire ceci, il n’est pas autorisé d’écrire cela. » Et si on le faisait quand même, direz-vous, que risquait-on ? On était critiqué, sanctionné, arrêté, voire exécuté. C’est avéré. Nous avons été témoins par le passé du prix effarant payé par ceux qui contrevenaient à ces règles. Alors, quand nous sommes devenus adultes, nul n’a eu besoin de nous mettre en garde : nous avions parfaitement conscience que nous devions nous restreindre de nous-mêmes, que chaque parole prononcée, chaque ligne écrite, devait se conformer à ce qui était prescrit.
Telle une corde passée autour de mon cou et de mes poignets, cet impératif de parler et d’écrire selon certaines règles établies me freine depuis bien longtemps maintenant. Comme tous les Chinois de mon époque, j’ai une sensibilité naturelle particulièrement développée à l’égard de ce qu’il est possible de dire ou non, et même une sorte de crainte. Nous avons grandi avec la conscience qu’il existait des « zones interdites ». Elles ont toujours été là, à nous suivre comme nos ombres. Comme suspendues dans l’air, et capables de s’infiltrer au plus profond de nos âmes. Certains mots se sont encastrés jusque dans nos nerfs : quand il leur arrivait de surgir inopinément, nous les chassions aussitôt dans un réflexe conditionné. Oui, c’est ainsi que les choses se passaient dans ma jeunesse, à une époque marquée du sceau de l’absurde. Dans le groupe d’étudiants en lettres dont je faisais partie, nous avons même été jusqu’à discuter le plus sérieusement du monde de savoir si la littérature pouvait ou non parler d’amour.
Après la fin de la Révolution culturelle, la Chine est entrée dans une période de réforme et d’ouverture1. Les contraintes en matière de liberté d’expression se sont considérablement assouplies. Les écrivains chinois ont alors pénétré sur les territoires interdits de la création littéraire. Ils se sont mis à écrire des histoires d’amour, des histoires tragiques, des récits critiquant et questionnant la Révolution culturelle, etc. Mais d’autres zones interdites subsistent aujourd’hui : de nombreux épisodes de notre histoire demeurent intouchables. Année après année, beaucoup d’événements graves continuent à être classés, comme auparavant, sur la liste des choses dont il n’est « pas autorisé » de parler. Il n’est pas seulement interdit aux historiens d’écrire quoi que ce soit à leur sujet, la littérature est elle aussi sommée de ne pas s’en mêler. Après quatre décennies de politique d’ouverture, l’histoire semble s’être mise à bégayer ces dernières années : l’espace occupé par les zones interdites, au lieu de se réduire, s’est étendu. Alors qu’il était devenu possible de remettre en question la Révolution culturelle, ces deux mots sont désormais bannis de toute publication officielle2, et il est encore plus strictement interdit d’évoquer ce que les gens ont vécu à cette époque. Ces territoires interdits sont comme des champs de mines en travers des chemins d’écriture, et ces mines peuvent nous exploser à la figure à tout moment.
Je dirais que les écrivains sont des gens qui refusent d’oublier. Tous les événements qui se produisent dans la société, au fil de l’histoire, peuvent éveiller en eux le désir d’écrire. Quelques-uns des épisodes historiques occultés que nous avons connus ont changé le destin d’innombrables personnes, celui de notre peuple, de notre pays. Ils sont complexes, subtils, singuliers, ce sont des sujets on ne peut plus tentants pour les écrivains. Pourtant, il n’est facile pour personne de s’en emparer, la pression est trop forte, visible ou non. L’espace d’expression des écrivains chinois s’en trouve terriblement rétréci. Cela les conduit à pratiquer, en plus de l’écriture, une autre forme d’art consistant à s’aventurer, avec mille précautions, dans ces zones interdites, à prendre leur courage à deux mains pour y tracer des chemins, en cherchant à s’approcher au plus près de ce qui les rend si sensibles. Par tous les moyens, nous cherchons à repousser les limites imposées à la création littéraire.
En 2016, j’ai écrit un roman intitulé Funérailles molles, un récit réaliste articulé autour de faits historiques, ayant pour toile de fond la période de la réforme agraire, dans les années 1950. Au début de la fondation de la République populaire de Chine, ce mouvement a provoqué dans les campagnes la mort d’innombrables propriétaires terriens. Si la Chine est devenue ce qu’elle est aujourd’hui, c’est en grande partie suite à ce qu’il s’est passé à cette époque, au cours de laquelle un nombre incalculable de personnes ont vu basculer leur destin, tout comme l’héroïne de mon roman. La réforme agraire fait partie de ces zones interdites que nul n’a le droit d’explorer, ni dans le cadre de recherches historiques ni dans celui d’une œuvre littéraire. Elle a causé la mort de plusieurs millions de personnes, des centaines de millions d’autres en ont subi les ravages et vivent depuis comme plongées au fond d’un gouffre obscur. Pourtant, après toutes ces années, il reste toujours interdit de s’exprimer sur cet épisode autrement qu’en manifestant son admiration pour ce qui a été accompli. Or, dans mon roman, j’ai dérogé à cette règle en narrant avec objectivité le destin de deux familles et de quelques autres personnages pris dans les rets de ces événements. J’ai pénétré dans une zone interdite, une zone minée. Cela a déclenché contre moi des attaques violentes de la part des ultranationalistes3. Sous le feu des critiques, mon roman a été retiré des librairies, et j’ai soudain été catégorisée « personnalité sensible ». Ceux qui m’ont attaquée ne sont pas des critiques littéraires, mais des activistes fréquentant des sites Internet extrémistes, sans lien avec la littérature. Leurs soutiens politiques et leurs méthodes de voyous ont paralysé les véritables lettrés, qui n’ont pu ni osé riposter. Pour la première fois, une de mes œuvres était censurée.
Cette histoire absurde ne s’est pas terminée là. Cette année, quand le coronavirus s’est propagé à Wuhan en janvier, les autorités ont fait preuve de négligence, tardant à prendre les mesures nécessaires pour contenir l’épidémie. Elles n’ont alors eu d’autre choix que de mettre la ville en quarantaine. J’ai moi-même été bloquée dans le centre de Wuhan, où je vis. Deux jours après, j’ai commencé à publier sur mon compte Weibo4 des notes sur la situation que nous traversions. Un texte chaque jour. Dans mon esprit, elles devaient simplement me servir à écrire un article après l’épidémie. Mais au bout d’une dizaine de jours, j’avais plusieurs centaines de millions de lecteurs. Beaucoup veillaient même jusqu’à l’heure tardive à laquelle je publiais chaque nouveau texte – un peu après minuit –, ne pouvant aller se coucher, l’esprit tranquille, qu’une fois qu’ils l’avaient lu. Et ce journal est maintenant en voie d’être publié dans de nombreux pays.
Ce que je n’aurais jamais imaginé, c’est que les ultranationalistes allaient à nouveau s’en prendre à moi en raison des critiques que j’adressais dans mon journal aux autorités pour le manque d’énergie déployée dans la prévention de l’épidémie, mais aussi de la tristesse que je manifestais pour les victimes et de mes appels à établir clairement la responsabilité des personnes ayant manqué à leur devoir. Considérant que je n’avais pas assez fait l’éloge du gouvernement, trop écrit sur les morts et délibérément dépeint la situation sous un jour négatif, ils sont allés jusqu’à lancer des rumeurs et des accusations infondées contre moi. J’ai continué à écrire mon journal, sans me priver de contre-attaquer. Mais la publication de mes textes sur Internet a régulièrement été bloquée, m’obligeant à migrer d’une plateforme à l’autre, avec l’aide de mes amis.
J’ai mis fin à mon journal le jour où les autorités de Wuhan ont annoncé la date du déconfinement. Les attaques dirigées contre moi se sont alors faites de plus en plus violentes. Toutes sortes d’accusations calomnieuses ont surgi de part et d’autre, on a cherché à salir mon nom par tous les moyens. Surtout quand les gens ont appris que mon journal allait être publié à l’étranger : une tempête d’insultes et de menaces à mon encontre a balayé toute la Chine. Ne paraît-il pas vain de vouloir discuter de la liberté de s’exprimer, alors qu’il est interdit, quand on a subi une catastrophe, de dire sa peine ou de formuler des critiques, même modérées, à l’égard des autorités ? Aucun éditeur chinois ne souhaite plus publier mon journal, et depuis ces événements, aucun grand média n’a osé m’interviewer. Seuls un ou deux journaux en ligne l’ont fait, mais l’interview à peine parue, elle n’était déjà plus accessible : supprimée. Je n’arrive pas à concevoir quelle force exactement est à l’œuvre derrière tout cela.
En Chine, les écrivains qui ne peuvent se résoudre à faire partie des flatteurs, doivent en permanence surveiller ce qu’ils disent s’ils veulent éviter d’être censurés trop vite, et finissent par devenir des experts de la juste mesure. La nuit est calme. Me remémorer tout cela me rend si triste. La liberté de s’exprimer ne fait-elle pas partie des droits humains fondamentaux ? En réalité, pour moi, ce n’est toujours qu’un rêve.
Traduit par Frédéric Dalléas
1. Initiée par Deng Xiaoping en 1978 (toutes les notes sont du traducteur).
2. Autrement dit, de la majeure partie des livres et articles de presse, la plupart des maisons d’édition et des journaux étant en Chine sous le contrôle de l’État.
3. À l’extrême gauche de l’échiquier politique en Chine.
4. Plateforme permettant de poster des messages pouvant compter jusqu’à 2 000 sinogrammes – ils étaient à l’origine limités à 140 caractères, ce qui a souvent conduit à comparer Weibo à Twitter.
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