Au Japon, on ne dit pas « je »
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Quand on connaît mal le Japon, on peut penser que c’est un pays où la liberté n’existe pas. Les relations semblent très verticales et hiérarchiques, avec une politesse confinant à la soumission. Mais les choses sont plus complexes que cela.
Il existe une notion centrale, le wa, l’harmonie : il faut que le groupe fonctionne ; l’individu passe après. D’où l’importance des valeurs confucéennes telles que le sens du devoir, le respect ou l’humilité. Par exemple, les Japonais n’hésiteront pas à renoncer à leurs congés si c’est pour le bien de l’entreprise. Il y a aussi une envie de ne pas déborder : on ne se parfumera jamais à outrance, pour éviter d’incommoder quelqu’un. À l’école, l’originalité de chacun s’exprime uniquement dans des détails : la façon de décorer un sac, de raccourcir une jupe d’uniforme…
Cet effacement de l’individu au profit du groupe se ressent jusque dans la langue : pas besoin de dire « je », car le sujet du verbe est sous-entendu dans la forme de la phrase, dans le contexte. Psychologiquement, cela évite de se mettre trop en avant. Si on doit vraiment montrer qu’on parle de soi, on dira kono hito, « cette personne ». Puisque le démonstratif kono désigne ce qui est le plus proche du locuteur, « cette personne » signifie forcément « moi ».
Un livre s’intitule Au Japon, ceux qui s’aiment ne disent pas je t’aime (Elena Janvier ; Arléa, 2011), et c’est assez juste. Ils disent : « Cette personne est amoureuse de toi. » Je ne veux pas te froisser avec mes sentiments, donc je te fais ma déclaration de manière détournée. Selon la même logique, on va saluer en s’inclinant plutôt qu’en touchant l’autre, pour ne pas envahir sa sphère privée.
Plutôt que l’image de la verticalité, je choisirais celle des cercles : chaque individu s’inscrit dans des cercles et la liberté, au sens occidental, ne s’exprime que dans le plus intime. Dans le manga Le Gourmet solitaire, par exemple, un petit employé ordinaire laisse pleinement apparaître sa personnalité lorsqu’il mange. Dans ces moments, il fait fi des conventions, il peut se bâfrer s’il en a envie, laisser libre cours à ses pulsions.
On aborde là deux autres notions essentielles : honne et tatemae. Honne, c’est ce que vous pensez, ce que vous êtes vraiment. Vous ne le montrez qu’aux personnes très proches. Tatemae, c’est la façade, littéralement « ce qu’on porte devant ». C’est le comportement exemplaire que vous adoptez en société, pour ne pas gêner.
Une des conséquences négatives, c’est que ceux qui ne trouvent pas leur place dans le groupe ne sont plus rien. En témoignent la gravité du harcèlement scolaire, les taux élevés de suicide ou encore le phénomène des hikikomori, ces jeunes qui se cloîtrent chez eux par peur de ne pas trouver leur place dans le collectif. Les Évaporés du Japon (Les Arènes, 2014), le très beau reportage de Léna Mauger et de Stéphane Remael, raconte aussi comment des Japonais disparaissent sans laisser de trace, par exemple après la perte d’un emploi. La pression sociale est immense.
À l’inverse, les Japonais ont instauré des sas de décompression que nous n’avons pas en France. Comme les nomikai, ces soirées d’entreprise au cours desquelles les collègues boivent ensemble. Chacun a le droit de déballer ses problèmes privés et de dire ses quatre vérités à son supérieur hiérarchique ! Il est décrété que, durant cette parenthèse et par la magie de l’alcool, le honne, la « voix véritable » de l’individu, prévaut sur le tatemae, la façade. Le lendemain, de retour au travail, cette dernière est à nouveau de rigueur.
Conversation avec HÉLÈNE SEINGIER
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