« La mer, la mer ! » s’écrièrent les soldats conduits par l’Athénien Xénophon, voyant enfin s’ouvrir à eux le chemin du retour après une longue errance en Anatolie, lorsqu’ils arrivèrent sur la côte sud du Pont-Euxin, notre mer Noire (400 av. J.-C.) – en grec, « mer » se dit aussi pontos, soit un passage qui relie terres et habitants ; il est qualifié ici d’euxeinos, « hospitalier », par antiphrase pour ses redoutables coups de fortune. Tout est dit : l’indispensable et fascinant moyen de communication peut être un terrible piège. Le plus universel des héros, Ulysse, paysan habile à labourer, devenu marin par nécessité, sait construire un navire, rêve de dompter les vents (enfermés dans l’outre d’Éole) et, finalement, déchaîne des tempêtes qui feront de lui le naufragé recueilli par Nausicaa.

« Il est doux, quand la vaste mer est agitée par les vents, d’observer depuis la terre les peines d’autrui », dit le poète latin Lucrèce en deux vers célèbres. Mourir en mer, sans sépulture et proie des monstres marins entourant Poséidon, est effrayant pour les Anciens. Or la mer est l’instrument du destin par excellence : ce n’est pas un hasard si le genre tragique prend son véritable essor d’une bataille navale, Salamine, où, en 480 avant J.-C., le grand roi des Perses, Xerxès, perdit en quelques heures environ 40 000 de ses hommes, catastrophe qu’aucun affrontement terrestre ne peut produire. Un « génie vengeur », comme le dit Eschyle dans Les Perses, le punissait là d’avoir notamment voulu s’affranchir des eaux en jetant deux ponts de bateaux sur l’Hellespont pour faire passer en Europe sa formidable armée. Autre péril, les pirates, que, selon le mythe, Dionysos changea en dauphins. On comprend donc qu’à côté des vivants et des morts, Anacharsis place « ceux qui sont sur la mer » dans un entre-deux incertain.

Au IVe siècle, une bonne partie du blé nourrissant Athènes venait déjà par convois entiers de l’actuelle Ukraine, transitant par le Bosphore et les Dardanelles.

Pourtant, les Anciens affrontèrent avec intrépidité la Méditerranée et l’Océan qui ceinturent les terres connues ou supposées. Citons la reine d’Égypte Hatchepsout qui, vers 1472 avant J.-C., envoya une expédition de cinq navires vers le mythique pays de Pount, que l’on situe au sud de l’entrée de la mer Rouge : elle voulait conforter sa position de femme-pharaon en rapportant de ce fabuleux outre-mer des animaux exotiques, des arbres à encens replantés en Égypte et des indigènes dont on ne sait comment ils s’acclimatèrent. Il y eut aussi les périples exploratoires des Phéniciens le long des côtes de l’Afrique dès le VIIe siècle, et celui du Marseillais Pythéas, peut-être jusqu’en Islande et à la Baltique, en quête de l’ambre et de connaissances nouvelles (années 320). Sous l’Empire romain, on exploitait les moussons pour transporter des amphores-conteneurs jusqu’en Inde.

La mer, pourvoyeuse de richesses et de rêves, est aussi un agent sociopolitique : sait-on que la démocratie en est issue, mue par les rameurs des trières athéniennes de Salamine, qui obtinrent là les droits dus à leur triomphe ? Commença alors la « thalassodémocratie » athénienne à laquelle nous devons tant, mais qui fut aussi un impérialisme parfois impitoyable. Au IVe siècle, une bonne partie du blé nourrissant Athènes venait déjà par convois entiers de l’actuelle Ukraine, transitant par le Bosphore et les Dardanelles : la géopolitique était née. Les plaidoyers maritimes de Démosthène évoquent alors sociétés offshore et carambouilles pittoresques, tandis que Platon exprime sa méfiance pour les ports et la mer, corrupteurs des corps et des mœurs.

C’est de la Rhodes hellénistique (iiie-IIe siècles av. J.-C.) que vint la première esquisse de droit maritime global – encore récemment invoquée dans un procès américain relatif à l’épave du Titanic. Rhodes dont la célèbre Victoire, jadis exposée à Samothrace et qui fait aujourd’hui la renommée du Louvre, orne la proue d’une galère. De la même période datent des navires déjà gigantesques, telle la Syracusaine due à Archimède, un trois-mâts doté d’énormes capacités d’emport et de défense, et qui abritait un gymnase, une bibliothèque, une écurie. Fragilité et démesure : deux défis que mers et océans proposent à l’homme depuis l’Antiquité. 

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